Dans le petit village de L ... situé en bordure de la
Marne, entre celle-ci et la plaine s'étendant en Champagne humide jusqu'au
département de la Haute-Marne, et dans les villages voisins, les oies sauvages
sont bien connues depuis quelques années par leurs bruyantes évolutions
journalières pendant les mois d'hiver.
Avant la dernière guerre, on n'observait que quelques
passages de ces grands voiliers, auxquels les chasseurs ne prêtaient guère
attention, attendu la quasi-impossibilité de pouvoir réussir un beau coup de
fusil. Mais, depuis les premiers hivers de cette guerre, ces oiseaux semblent
affectionner particulièrement cette plaine, et celle-ci les voit revenir chaque
année vers les derniers jours de novembre pour y séjourner jusqu'en mars ;
et, suivant le temps, leur nombre varie de quelques centaines à des milliers.
Dès le premier hiver de chasse qui suivit l'occupation,
l'attrait de ces oiseaux s'exerçant sur moi, je fis quelques tentatives afin de
ramener un beau trophée, mais leur extrême méfiance s'alliant au manque de
munitions convenables et aussi à la maladresse, toutes mes tentatives furent
vaines. Malgré tout, je n'en fus nullement découragé, me disant « qu'il
fallait être pris pour être appris ». J'avais pu, au cours de cette
saison, faire différentes observations sur la vie de ce gibier dans notre
région ; observations qui me permirent, lors des hivers suivants, de
goûter au succès ; car, pour réussir convenablement, à la chasse, il faut,
avant tout, connaître les mœurs et les habitudes du gibier que l'on convoite,
qu'il soit chevreuil, lièvre, oie ou autre. C'est en se basant sur les
habitudes de ces bêtes que l'on peut arriver à les surprendre et à déjouer
leurs ruses.
Ces oies qui nous reviennent chaque année, ou « oies
des moissons », représentent l'une des plus belles variétés d'oies
sauvages. Elles ressemblent beaucoup par leur taille et leur coloration gris
cendré à notre oie domestique commune. Le novice qui verrait ces oiseaux
s'ébrouer dans une rivière, comme j'en ai eu l'occasion, les prendrait tout
simplement pour des évadées d'une ferme voisine ; ce n'est que leur envol
qui lui révélera leur nature. Mais ce cas est assez rare, ces palmipèdes ne
fréquentant la rivière qu'exceptionnellement, du moins dans notre contrée.
En effet, ces oiseaux étant extrêmement méfiants, les
grands étangs leur paraissent de meilleur augure que les rivières aux bords
remplis d'embûches, d'où les surprennent le feu et la mort. Il faut voir,
semble-t-il, dans la création des Étangs du Der l'une des causes du séjour des
oies dans cette plaine, qui leur fournit la provende quotidienne. Durant le
jour, elles paissent par bandes dans les champs de blé ou de seigle, dans un
endroit bien découvert et tranquille d'où elles peuvent voir venir de loin tout
importun. À la tombée de la nuit, bien repues, elles prennent leur envolée dans
une bruyante cacophonie, puis, s'étirant en un long V, elles gagnent à
tire-d'aile les étangs du Der ou d'autres grands étangs, franchissant en
quelques minutes plusieurs lieues. Et chaque matin, dès le soleil levé, elles
reviennent pour s'abattre à nouveau sur les blés aux pousses tendres, qu'elles
rasent comme le feraient des tondeuses à gazon, au grand dam des agriculteurs.
Ces deux voyages quotidiens sont quelquefois, pour un chasseur
qui se trouve sur le passage, l'occasion d'abattre une belle pièce. Ce fait
doit plutôt être considéré comme une chance, car, dès que les oies quittent la
plaine, elles se trouvent le plus souvent hors de portée de fusil, mais il
arrive tout de même certains jours, où, volant à plus faible hauteur, des
chevrotines ont raison de la cuirasse de plumes de l'une d'elles.
Elles ont, en plaine, des remises où elles ne sont pas
souvent dérangées. C'est alors qu'elles partent et reviennent à des heures très
régulières, et suivant une ligne qui ne varie guère non plus. Cette observation
est l'une de celles que j'ai mises à profit pour chasser les oies. Peu de temps
avant l'heure de leur envol, le soir, j'allais me placer sur le chemin qu'elles
devaient suivre et assez près de leur remise, couché dans une friche, derrière
une touffe d'herbes sèches ou dans une raie de champ. Quels moments palpitants
lorsque, s'élevant dans le crépuscule, la masse sombre de ces oiseaux criant à
tue-tête s'avance vers vous, prenant insensiblement de la hauteur et s'étalant
de front sur une même ligne ! Et c'est à quelques dizaines de mètres
au-dessus de votre tête que vous pouvez les saluer d'un doublé de zéro ;
aussi ne vous faut-il pas perdre de temps pour recharger, car, dans les minutes
qui suivent, vous pouvez encore avoir l'occasion de tirer un nouveau groupe ou
bien, si une oie tombée n'est que blessée, elle peut, au moment où vous croyez
la saisir, reprendre son essor et, si vous la laissez partir, elle est perdue
pour vous.
En cette fin de saison de chasse en plaine, où le gibier est
fort raréfié, les oies sont pour le chasseur qui aime l'imprévu une occasion de
griller encore quelques cartouches et de goûter à la joie du succès, joie
d'autant plus grande que la réussite est plus difficile.
Les jours les plus favorables pour chasser les oies sont
ceux où la plaine est couverte d'un brouillard très dense. Elles voyagent alors
par petits groupes, hésitant à s'élever et lançant de temps à autre des appels
stridents comme pour retrouver leurs congénères qu'elles ont perdus de vue.
Souvent aussi, au moment où votre attention se trouve quelque peu distraite,
elles vous arrivent dans le dos et vous surprennent par un cacardement discret
mêlé au froufrou de leurs puissantes ailes ; puis, tout à coup, elles vous
aperçoivent, mais trop tard ! et un brusque crochet suivi d'une montée
quasi verticale, rythmée par un claquement d'ailes, n'a pas permis à toutes
d'éviter le plomb meurtrier ; pareilles à des loques, une ou deux d'entre
elles s'abattent avec un bruit mat dans la terre molle ...
Il ne faut pas oublier cependant que l'oie est un gibier
d'eau. Par les très grands froids, lorsque les étangs gèlent, il ne leur reste
plus qu'une ressource : la Marne. Celle-ci, dont le cours tortueux ne satisfait
guère les riverains, est encombrée par des bancs de grève qu'elle arrache aux
berges pendant ses crues. Ces graviers font alors de grandes éclaircies dans
les plantations de peupliers qui bordent la rivière, et les oies, qui aiment « voir
clair », choisissent ces endroits pour aller boire. Le matin et le soir,
en passant, elles font une halte pour y retourner ensuite à midi, car le froid
semble les altérer ; et ceci le plus souvent avec une grande régularité
dans l'horaire. Aussi, au cours du dur hiver de 1946-1947, nombreuses furent
celles qui, surprises par le plomb d'un chasseur à l'affût, ne revirent plus la
plaine ni les pays nordiques.
Cet hiver-là me valut entre autres une petite aventure qui
m'a laissé un souvenir plutôt amer.
Par un de ces quelques matins où le thermomètre avait
dépassé le -20°, j'étais parti alors que le village semblait encore comme
engourdi par le froid, tandis qu'au levant commençaient à poindre les premières
lueurs de l'aube. Bien emmitouflé, je pressais le pas, osant à peine respirer
cet air glacé qui me tenaillait les narines. J'avais quelques centaines de
mètres à longer la rivière avant d'atteindre un grand bassin bordé d'un côté
par des prés formant une haute rive et, de l'autre, par un gravier couvert en
amont, c'est-à-dire par où j'arrivais, d'un épais gaulis dans lequel les
troupeaux de vaches allant boire et cherchant l'ombrage en été avaient frayé
des sentiers. Ce bassin, d'environ trois cents mètres de long sur quatre-vingts
de large, non bordé de grands peupliers, fournissait aux oies un bel
emplacement pour se poser, et le courant y était presque nul. Dès mon arrivée
dans les gaulis, j'inspectai rapidement la rivière et les bords gelés que
rabotaient avec un crissement lent et monotone les glaçons que l'eau charriait.
Rien ne m'apparut suspect en ces lieux que je connaissais parfaitement, et je
ne pris pas la peine d'aller jusqu'à la grève qui faisait suite aux jeunes
saules. J'étais dans ceux-ci depuis environ une vingtaine de minutes, piétinant
et marchant sur place pour ne pas me laisser geler. Le soleil venait de se
lever ; quelques rares cols-verts passaient haut dans le ciel. J'attendais
patiemment que les oies arrivent quand, tout à coup, tiré à peine à cent mètres
de moi, un doublé me fit sursauter. À n'en pas douter, c'était mon frère qui,
venant dans le même but que moi, et arrivant par l'autre extrémité du gravier,
aurait tiré quelque col-vert ou des sarcelles. M'empressant, par une éclaircie,
de regarder vers la rivière, je n'en pouvais croire mes yeux : au-dessus
de l'autre rive, une vingtaine d'oies, tendant éperdument le cou, s'élevaient
vivement dans le ciel clair. Rageur, je dus me rendre à l'évidence :
celles dont j'attendais depuis un bon moment l'arrivée étaient posées à
quelques mètres de moi, en bordure, et mon frère en arrivant les avait fait
lever. En quelques enjambées, je fus près de lui. Une oie gisait sur la grève ;
une autre encore, agitée de ses derniers soubresauts, était sur l'eau et, à
l'aide d'une perche, il la ramenait à lui. Son visage reflétait la joie, tandis
que je me reprochais d'avoir, par négligence, manqué une occasion que je ne
retrouverai peut-être plus jamais.
Lorsque je lui eus dit que j'attendais là depuis un moment,
il ne put s'empêcher de rire, puis il me montra l'endroit où elles étaient
posées. Elles avaient certainement passé là une bonne partie de la nuit, car on
pouvait voir la place où elles s'étaient couchées sur la bordure de glace :
la chaleur de leur corps ayant fait fondre celle-ci, subsistaient de petits creux
près desquels elles avaient déposé leur fiente.
Des cris stridents nous annoncèrent alors le passage de
quelques voiliers, mais ils se posèrent loin vers l'amont. Ce ne devait être ce
jour-là pour moi que déceptions. Mais, le lendemain, il n'en fut pas de même ;
pendant midi, après une approche difficile, n'arrivant à distinguer qu'une oie
à travers les saules et étant dans l'impossibilité de doubler, j'eus la
satisfaction, après un coup de douze grains, à concentrateur, de ramasser trois
belles oies qui s'ajoutèrent à celles déjà portées sur mon tableau.
Quant à leur valeur culinaire, je puis affirmer,
contrairement aux allégations de certains, que l'oie est un bon plat, et il m’est
arrivé de manger des cols-verts qui étaient loin d'avoir la même valeur. Mais,
indépendamment de cela, cette chasse est l'une des plus passionnantes, tant par
ses difficultés que par l'attrait de l'imprévu ; et malgré quelques
déceptions il en reste toujours le souvenir de bien agréables moments.
MÉNISSIER.
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