L'aplatissement des raies, et tout ce qu'il entraîne
d'autres changements dans l'anatomie, et tout ce qu'il détermine d'original
dans les mœurs de ces poissons, nous l'avons vu dans un autre article (1). Mais
nous y avons commis une faute qui a pu paraître impardonnable à des
naturalistes théoriciens ; nous y avons employé un mot dont le sens est
bien flou : le mot raie. Et sans même le définir ! C'est que
nous nous proposions de préciser tout ceci maintenant.
Faisons donc un peu de théorie ichtyologique. Parmi les
poissons, une division est essentielle : les poissons osseux, ou
téléostéens, et les cartilagineux, ou sélaciens ; les sélaciens ont pour
caractéristique non seulement la nature de leur squelette, mais encore leurs
fentes branchiales non recouvertes par des opercules et aussi le fait qu'ils
sont tous des animaux à fécondation interne.
Les « raies » (pour employer encore ce mot dans un
sens vulgaire) sont des sélaciens. Dans cette sous-classe de la classification
zoologique, on doit distinguer les squales, dont les fentes branchiales sont
situées sur le côté, et les hypotrèmes, dont les fentes branchiales sont
au-dessous du corps (hypo-trème, cela veut dire : orifice en
dessous). Or les hypotrèmes comprennent justement toutes les raies et leurs
cousines ; et c'est ce mot-là que nous aurions dû employer jusqu'ici, au
lieu du mot vulgaire de raie.
Entre les squales et les hypotrèmes, la transition se fait
par les squatinidés, dont le type est l'ange de mer, assez commun dans
les mers françaises, et par les rhinobatidés, dont nous rencontrons chez nous
la guitare, ou violon de mer. Chez l'ange et la guitare, la queue est
encore d'un squale, les nageoires pectorales sont déjà aplaties comme chez les
raies, mais pas encore soudées au corps (ange), ou bien soudées seulement par
devant (guitare). Dans ces deux familles, les fentes branchiales ne sont pas
encore ventrales, mais se cachent déjà au-dessous des pectorales. Les mœurs
inclinent nettement du côté des raies, ces poissons vivant sur les sables assez
profonds.
Venons-en aux hypotrèmes, dont les branchies s'ouvrent sur
la face ventrale, dont les pectorales se soudent au corps pour constituer ce
que l'on appelle le « disque ». Il faut ici distinguer trois
sous-ordres :
1 ° Les torpilles (plus exactement les torpédiniformes),
au disque circulaire ou ovalaire, poissons électriques ;
2° Les raies (plus exactement les rajiformes), au
disque losangique ;
3° Les trygons (ou trygoniformes), au disque
également losangique, mais dont les nageoires formant ce disque arrivent au
moins au niveau de la tête.
Les torpilles méritent à elles seules un article.
Quant aux raies ... Ah ! les raies ! C'est un
des pires imbroglios de l'ichtyologie, qui en compte pourtant bon nombre
d'insolubles. Jusqu'ici, notre petite incursion dans la classification
zoologique pouvait montrer cette science comme point trop rébarbative, et même
comme plus intéressante qu'elle n'en a la réputation. C'était que nous étions
sur le terrain solide des grandes divisions, à tout le moins les divisions par
genres. Mais, quand on s'aventure sur le terrain des « espèces »,
alors tout change : la « classification » perd le caractère
essentiel d'une science : l'exactitude. C'est que l'on ne sait pas au
juste où finissent et commencent les espèces, les races et les variétés.
L'essence de la notion d'espèce est dans l'interfécondation de ses individus.
Mais savons-nous si deux « espèces » de félins d'Asie ou d'Amérique
se fécondent ou ne se fécondent pas entre eux ? Savons-nous si deux « espèces »
de poissons voisines ne donnent pas des hybrides ? Voilà pourquoi la
zoologie devient si souvent incertaine dès que l'on quitte les généralités :
c'est que personne n'est certain de ce qu'il dit être une « espèce » ...
Ainsi, nous nous sommes amusés à compter combien les
plus grandes autorités de l'ichtyologie avaient distingué d'espèces parmi les
rajiformes des mers françaises : douze, quinze ou trente selon les auteurs !
Qui croire ?
« Les raies sont difficiles à distinguer l'une de
l'autre, a dit Léon Bertin, à cause de leur très grande variabilité. »
Et si cette variabilité était le fait d'hybridations plus ou
moins infécondes ? ... Pourquoi pas ne pas s'arrêter à cette
hypothèse ? ...
Contentons-nous donc de distinguer parmi les « raies »
quelques espèces principales. Si le museau est pointu, nous sommes sans doute
en présence de Raia batis, la raie batis, le pocheteau de l'océan, la pelouso
de Marseille : dos gris cendré ou brun clair, ventre gris très clair avec
quelques taches noires caractéristiques, qui peut atteindre et dépasser deux
mètres. Si le museau est très pointu avec des yeux excessivement rapprochés, ce
sera sans doute Raia oxyrhynca (ce qui signifie : bec pointu),
vulgairement appelée raie à nez pointu et aussi raie capucin, espèce plus
petite, surtout méditerranéenne.
Si le museau est obtus, il faut distinguer entre les raies à
dos épineux et celles à dos lisse. Si le dos est épineux, il s'agit de Raia clavata,
la raie bouclée, ou, en Provence, clavelade, ainsi baptisée à cause de ses
excroissances épineuses appelées « boucles » dans l'Océan et « clous »
en Méditerranée (claveù, en provençal). Peut-être est-on en présence
aussi de Raia fullonica, la raie chardon, à petites épines rangées
autour des yeux et au bord des pectorales.
Si le dos est lisse (sauf la ligne médiane), on peut hésiter
entre plusieurs espèces dont nous ne citerons qu'une seule parce que de
beaucoup la plus fréquente : Raia miraletus, le classique miraillet
de la Méditerranée, la raie fleurie des côtes océanes. C'est à dessein que nous
ne donnons pas comme caractéristique du miraillet les deux ocelles marbrées de
noir et de blanc qui, selon la plupart des ouvrages, tachent ses pectorales,
car elles ne sont pas constantes et ne différencient sans doute qu'une variété.
Toutes ces raies à museau obtus ne dépassent que rarement un mètre.
Il nous faudrait en venir maintenant aux trygons dont les
nageoires pectorales sont développées au point de parvenir au niveau de la
tête. Ce sont les plus intéressants de tous les hypotrèmes : ils comportent
les plus dangereux des poissons de nos mers, et aussi les plus gros des
poissons vivants ... Mais ce sera pour une autre fois.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français d'octobre 1950.
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