Notre époque est l'âge de la technique, certains même se
plaignent qu'elle ne soit plus que cela. Chaque année, les universités et les
grandes écoles nous déversent une telle vague de diplômés qu'il faut bien, à
mesure, inventer quelques fonctions plus ou moins singulières pour les occuper.
Une de ces bizarreries les plus contestables, à mon avis,
est l'organisme qui se fait fort d'orienter les écoliers, vers l'âge de onze
ans, à la suite d'une série d'expériences et de tests psychologiques — quelque
peu ridicules et puérils — qui doivent permettre, à ce que l'on nous
proclame, de discerner parmi ces acharnés joueurs de billes ceux qui auront des
aptitudes spéciales pour être clercs de notaire, danseurs mondains ou
pâtissiers.
S'il ne s'agit que de trouver une façon nouvelle d'entamer
le budget, rien à dire. Mais je reste quelque peu sceptique quant à
l'efficacité de cette méthode.
De nos jours, on l'applique en grand, et avec un luxe
d'appareils électromagnétiques, de docteurs, de psychiatres et autres compétences,
à tous les candidats à l'aviation. Là, il semble bien que la technique doive
trouver son terrain d'application par excellence. Mais, lorsqu'il y a plus de
trente-cinq ans — comme le temps passe ! — je pilotais le
Blériot et le Deperdussin, j'eus comme amis tous les aviateurs célèbres de la
grande époque. Et les normes des examens actuels les auraient tous relégués au
rebut. Une triple malédiction eût interdit tout rêve de pilotage à Garros, ce
créole frileux et souffreteux, à la vue déficiente. De même pour Guynemer,
inquiet, sombre et physiquement plus faible que la moyenne. Je ne parle pas de
Navarre, le fou volant et combattant, la sentinelle héroïque du ciel de Verdun.
J'allais oublier mon vieux Védrines, le digne représentant dans l'armée de l'Air
de cette joyeuse génération de buveurs d'absinthe, qui s'est permis de rosser
les Allemands sur la Marne, tout exprès pour faire enrager nos doctes
hygiénistes.
Tous ces gens-là étaient certes infiniment éloignés de ce
type idéal du « Français moyen », de cet incapable aux réactions
prévues à l'avance, de ce lapin de choux soigneusement domestiqué, que l'on
nous présente toujours comme le modèle par excellence, le triomphe de la mise
au point et de la fabrication raisonnée, et dont nous devrions être honteux.
Les modèles, ce n'est pas dans une monotone médiocrité qu'il
faut les choisir.
Si nous remontons dans l'Histoire, nous collerons un beau
zéro de « test psychopathologique » à Joffre, ce gros apathique qui
ne sut que sauver la France. Zéro à Foch, gringalet ultra nerveux, incapable de
la moindre responsabilité. Un triple zéro à Bonaparte, ce Corse aux colères
brutales, qui n'a su faire qu'Austerlitz et le Code civil. Naturellement, du
côté féminin, nous trouverons l'unanimité des augures pour éliminer Jehanne
d'Arc, obsédée par ses songes et ses apparitions, et son idée fixe de délivrer
la France.
À mesure que nous remontons le passé, les incapables
surgissent un à un, du moins ceux que classerait tels la nouvelle méthode.
Henri IV ne trouverait pas grâce devant nos techniciens, mais ils se pâmeraient
d'aise devant l'égalité d'humeur et la régularité des réflexes des rois
fainéants. C'est au nom d'un tribunal composé des sommités scientifiques de son
époque que Christophe Colomb, en mal de découvertes, faillit finir ses jours
interné.
Car, assis autour du tapis vert, les techniciens s'obstinent
à mesurer l'Humanité selon les règles qu'ils ont élaborées et qui, pour eux,
représentent la Vérité unique et sacrée — sans vouloir admettre que, l'an
prochain, d'autres savants d'un égal mérite les classeront parmi les stupidités
démontrées.
Leur idéal, avons-nous dit, est l'être moyen, ni bon ni
mauvais, auquel, au nom de la Science, on va mettre des œillères comme à un
cheval de fiacre pour l'aiguiller dans la vie d'une façon définitive et
péremptoire. Comme si, au cours de la formation du caractère d'un homme — formation
qui va parfois bien au delà de ses trente ans, — personne n'avait soudain
évolué vers une destinée totalement imprévue ! Combien, partis à première
vue pour faire de brillants joueurs de pétanque et d'estimables chanteurs de
music-hall, ont fini chanoines ou magistrats ? Combien d'autres, par
contre, calmes, studieux, tout désignés par les tests pour faire de futurs « Pères
Tranquilles », sont partis colons dans la brousse ou se distinguent dans
le gang des tractions ?
Mais une seule chose est certaine, c'est qu'il vaut toujours
mieux être capable de tout que n'être capable de rien. C'est à la vie de
décider. L'enfance est chose infiniment délicate et subtile, et nous perdons
notre temps à chercher à la deviner. Les techniciens prétendent avoir trouvé
une méthode investigatrice de tout repos. Qui nous le prouve, à part leur
affirmation toute gratuite ? Seuls quelques observateurs de très grande
classe peuvent essayer de deviner l'enfant. Les méthodes théoriques appliquées
sur une grande échelle, alors qu'il n'y a peut-être pas dix personnes en France
qui connaissent à fond la question, nous conduisent tout droit à un dirigisme
de l'esprit qui, sous couleur de faciliter l'éducation, créera toute une
infinité d'entraves et de malentendus, dirigisme infiniment plus dangereux que
celui des tickets de chaussures ou des licences d'exportation.
Le génie de notre race se complaît dans la fantaisie et la
liberté, il répugne aux excès de la pédagogie et n'a que faire de ces vérités
provisoires qui seront des hérésies demain. Mais ce qui nous console, c'est
que, dédaignant ces examens paramédicaux renouvelés de la phrénologie d'il y a
un siècle — la « bosse » des mathématiques ! — les
jeunes Français tendront toujours, même désignés par les experts pour faire des
avocats ou des capitaines au long cours, à prendre la suite de leurs pères — ce
qui en général ne réussit pas trop mal — et à ne pas se fatiguer avec ces
formules d'orientation intellectuelle, aussi compliquées et moins efficaces que
celles des Ponts et Chaussées ou du Génie maritime.
Paul MOLYNEUX.
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