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La rousserolle turdoïde

Il vous est peut-être arrivé, par un beau jour de mai, de vous arrêter devant un massif de roseaux pointant leurs jeunes pousses, intrigué par un concert bizarre, tout fait de notes discordantes et heurtées. Vous avez cru y reconnaître pêle-mêle le coassement de la grenouille, le « kit-kit » de la gallinule, le gargouillis de l'eau, quelques grognements, que sais-je ? Vous vous êtes approché, au risque de garnir vos bottes d'eau, écarquillant les yeux, fixant l'endroit d'où émanait cette étrange musique. Et vous n'avez vu qu'un modeste oiseau, à peine plus gros qu'un moineau, couleur châtain sur le dos, roussâtre sous le ventre et gonflant sa gorge blanche, accroché à une canne flexible, peu effarouché de votre présence. Vous avez lancé une pierre qui a fait plonger d'effroi les grosses grenouilles émeraude ... Un instant, le chant s'est tu, puis, deux ou trois mètres plus loin, il a repris de plus belle. Si le cœur vous en dit, vous pourrez même venir dans le marais à minuit, l'étrange mélodie dominera les mille autres cris des bêtes qui vivent intensément dans la nuit tiède.

« En voilà un qui a de la voix ! penserez-vous. Ce doit être un cousin du rossignol ! »

Et vous aurez raison, car la rousserolle turdoïde a l'honneur d'appartenir à la même famille que l'illustre chanteur dont la réputation n'est plus à faire. Comme lui, elle nous arrive vers la mi-avril, mais elle se cantonne exclusivement dans les massifs de roseaux, où elle trouve aisément vivre et couvert. Son chant tout à fait particulier est loin d'être aussi mélodieux que celui de son congénère ; cependant, je trouve qu'il n'est pas désagréable et possède même une certaine saveur, tout imprégné qu'il est de couleur locale.

Maintenant, sautez dans la petite barque amarrée sous les aubiers et, en vous halant sur les tiges, pénétrez dans le lacis inextricable des grands roseaux, qu'écarte la proue. Ne vous inquiétez pas des brindilles, ni des bestioles qui vous tombent dans le cou ... Attention ! Vous avez failli chavirer ce nid de poules d'eau et sa douzaine d'oeufs, si l'on peut appeler nid un aussi grossier assemblage ! Dirigez-vous vers l'endroit où chante la rousserolle. Soudain, les notes s'étranglent dans le petit gosier, se changeant en cris d'angoisse. Vous êtes près du nid. Tenez, le voilà, à 50 centimètres, et vous ne le voyez pas au plus épais du fourré. Quel joli petit berceau ! Surtout n'y touchez pas ... Tout formé de débris de hampes florales desséchées, arrachées aux roseaux de l'an passé qui mêlent leurs cannes jaunies aux vertes pousses nouvelles, il affecte la forme d'une corbeille très profonde, solidement ligaturée à 4 à 5 tiges qui en traversent les côtés. Ainsi, le vent d'orage aura beau soulever l'eau de l'étang et secouer dangereusement la phragmitaie, le nid ne pourra verser. Les petits imprudents non plus ne risqueront pas la chute fatale, trop pressés de passer le bec à la fenêtre ... Cinq jolis œufs d'un vert bleuâtre parsemé de grasses taches marron garnissent le fond de la coupe. Belle nichée !

Retirez-vous donc, en redressant les tiges froissées, et la couveuse reprendra vite possession de son trésor un instant abandonné.

Dans quinze jours, lorsque les petits seront éclos, les chants cesseront brusquement. C'est que les parents auront fort à faire pour glaner les limnées, libellules, gyrins, galéruques, que réclament les insatiables gosiers. Vous verrez souvent les couples traverser le marais ou l'étang d'un massif à l'autre, de leur vol rasant et rectiligne. Puis, bientôt, si la nichée réussit, ce sera la première leçon de vol, quelquefois agrémentée d'une baignade imprévue. Remarquez qu'il n'est pas toujours facile, pour des pattes encore mal assurées, de s'accrocher à une canne verticale et branlante. Il n'est que de regarder l'oisillon, oscillant avec son support et poussant de petits cris d'effroi ! Mais il faut que, dès le plus jeune âge, ces fauvettes de roseaux apprennent à se percher et à grimper le long des tiges dans les positions les plus invraisemblables.

Lorsque septembre sera là, les petits auront la taille et la force de père et mère, avec un plumage presque semblable, à peine plus terne et un peu moucheté. Ce sera alors le grand départ pour l'Afrique tropicale, bientôt suivi du long hiver. Le marais se peuplera de volées d'oiseaux migrateurs reculant devant le froid, hôtes furtifs et instables dont la poursuite procurera de grandes joies aux « purs » de la chasse à la sauvagine, mais aussi ... d'amères désillusions. Un de ces soirs où « ça ne passe pas », enfoncé dans votre affût, au milieu des roseaux jaunis, grelottant de tous vos membres, vos yeux se porteront sur une petite boule de brindilles restée accrochée à quelques tiges brisées :

« Pauvre maison en deuil et vieux pan de muraille
Que les petits hier réjouissaient de cris … »

Vous songerez à la bruyante nichée, au premier vol des oisillons sans défiance. Peut-être en arriverez-vous à regretter les beaux jours si saint Hubert ne met un terme à votre longue attente ... par le magistral plongeon d'un colvert foudroyé en plein ciel.

Pierre ARNOUIL.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 707