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Chasses à l'affût

L'affût est, comme la langue, la meilleure et la plus détestable des choses. Il est le mode de chasse qui peut se pratiquer vis-à-vis de tous les gibiers ou presque. Aussi il se présente sous une diversité auprès de quoi la chasse aux chiens peut paraître toujours semblable à elle-même.

Depuis le chasseur de fauves des tropiques jusqu'à l'hôte de l'agachon, on trouve toute la gamme de ceux qui, au lieu de rechercher le gibier et de le poursuivre, attendent au contraire que les animaux viennent à leur portée.

Pour cela, on utilise d'abord les dispositions naturelles des lieux où l'on chasse telles qu'elles se présentent ; ainsi en est-il de la passée de la bécasse, ou bien on les aménage de façon à se donner plus de chances. On peut attirer le gibier par des leurres, appelants ou nourriture.

Le braconnage n'a pas manqué d'utiliser l'affût comme un de ses moyens les plus efficaces, si bien qu'on peut dire d'une façon générale que l'affût appliqué aux gibiers sédentaires ne fait qu'un avec le braconnage, alors qu'appliqué au gibier de passage il est parfaitement respectable et, dans certaines circonstances, très émouvant.

Pauvres perdreaux ! Ils sont les principales victimes des braconniers affûteurs. Combien de compagnies sont décimées avant l'ouverture ! Le braconnier repère le gagnage ou l'abreuvoir, au besoin il les prépare. Une ou deux gerbes sont facilement oubliées, un trou d'eau entretenu humide. On s'installe sans bruit et, aussitôt les deux cartouches tirées et les victimes ramassées, on disparaît. Dans certaines régions, à chaque coin des terres, il y a des buis évidés, des buissons dégarnis à l'intérieur, avec une pierre plate comme siège. Il est inutile de dire qu'en contrepartie il y a de moins en moins de perdreaux. Sur une colline, je connais même une terre chaque année semée en céréales, au milieu de laquelle le propriétaire entretient soigneusement une construction en pierre sèches, garnie de meurtrières tout autour. Chasseurs des sociétés communales, comprendrez-vous qu'il est de votre intérêt de rendre impossible ces pratiques ?

Lièvres et lapins sont victimes aussi de l'affût. Pour le lièvre, cela se fait au gagnage, la nuit, qui couvre l'assassinat de son voile. Un lapin, cela se tue à l'aube ou au crépuscule. Certains chasseurs des campagnes disent : « Lorsque nous voulons manger un lièvre ou un lapin, nous sommes bien placés. » C'est exact, ils sont très bien placés pour observer les habitudes du gibier et s'emparer de l'objet du civet. Ils auraient pourtant intérêt, comme les autres, à attendre l'ouverture et à ne pas « vouloir » manger un lièvre ou un lapin.

L'affût aux sangliers n'est praticable que la nuit. Comme ils figurent sur la liste des animaux nuisibles et qu'avec eux on n'est jamais sûr que les choses se passent sans heurt, celui qui le pratique ne saurait être discrédité. Il exige d'ailleurs un savoir-faire qui intervient à peine pour les petits animaux.

Avec le gibier de passage, l'affût a une tout autre nature. Ici les circonstances de temps, de lieux et d'allures des oiseaux convoités modifient complètement le point de vue des chasseurs. Il est le seul mode de chasse vraiment efficace et il garde un caractère sportif irréprochable.

Le chasseur de sauvagine est l'affûteur le plus passionné. Quel temps brave-t-il pour voir se poser autour de lui ou tirer à portée les canards ? Pluie, neige, vent glacial, il grelotte, prépare ses rhumatismes futurs et éprouve les jouissances les plus profondes qu'il soit donné à un chasseur d'obtenir.

Est-il rien de plus émouvant que de voir évoluer le gibier, de le désirer ardemment ? Il s'éloigne, les battements du cœur se calment, laissant place à la déception ; il revient, il est à portée. C'est une émotion profonde que de voir enfin près de soi, vaguement inquiète, cette sauvagine dont on rêve depuis si longtemps ; on distingue ses couleurs, les détails de son corps, son regard. Si le tir n'exige alors que des précautions pour ne pas lui donner l'éveil, quel spectacle inoubliable que l'envol des rescapés aux coups de fusil, cependant que les morts se débattent.

L'affût au gibier de passage se pratique, en général, dans un cadre somptueux d'hiver qu'avivent les excès du temps. Les aubes glaciales, où l'on attend les grives, laissent certes un souvenir plus vivace que l'ombre fraîche d'un grand arbre un jour d'été. On ne sent plus ses pieds tellement ils sont froids. On est tout engoncé dans un poste minuscule, mais on écoute avec délices les cris des mauvis et des litornes. En voici une sur le chêne. Cet oiseau si difficile à approcher est là, à quelques mètres, qui se balance dans le vent. Ne dites pas qu'il fait froid, que le vent du nord perce vos lainages. Il faut parfois se tordre péniblement pour mettre l'oiseau au bout du canon. Il est tombé avec un bruit mat sur le sol glacé. On attend encore. Les cris d'un volier dans les parages tiennent en alerte. Bruit d'ailes. L'arbre est maintenant couvert de grives. On n'ose ni bouger ni respirer. Le fusil est mis en place quand même. Maintenant, on court hors du poste pour récupérer les blessés.

Parfois aussi les heures d'attente sont vaines. Il y a alors place pour le rêve. Je pense ici à Albert Ganeval contemplant de ses postes de Doutour et de Baïssecinq le profil du Délubre, comme il m'arrive souvent de contempler le Ventoux, que je vois aussi bien des garrigues d'Uzès que des marais des bords du Petit Rhône.

À l'affût, on ne tire pas toujours le gibier posé. Lorsqu'on le tire au passage, les difficultés du tir renaissent, surtout pour les passées des bécasses et des canards, qui se font lorsque la nuit est venue.

Au retour, qu'on soit mouillé ou glacé, on aime le feu de bois, récompense du vrai chasseur, dans les flammes duquel on revit le déroulement de la journée.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 710