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Passée en Camargue

Lorsque le vent s'endort.

31 janvier, voici longtemps, en Camargue.

Comme chaque samedi où je m'en évadais, Marseille et la civilisation étaient loin. Dès les dernières maisons de l'Estaque, mes seules pensées n'avaient plus été que pour la cabane de chaume et de pisé qui m'attendait là-bas, petit point blanc perdu dans l'immensité plate et grise des sables et de l'eau.

Pourtant, ce soir-là, je me mis à table de fort méchante humeur. Pour me dérider, il ne fallut pas moins que l'entrée de Julie portant a bout de bras sa soupière fumante : je suis ainsi fait que chez moi rien ne résiste au fumet d'un pot-au-feu réussi.

L'ami Guigues, qui ne doute de rien, n'avait-il pas inventé de nous amener René Delcros-Lorange, l'industriel au nom mondial, l'apéritif parfumé au zeste des fruits d'or ...

— Vous n'êtes pas fou, Guigues ? Delcros ici, lui, le maître de Consécouine, la plus magnifique chasse de Camargue ? Vous savez pourtant ce que c'est là-bas, Bardanière, Fiélouse, Mornès, les Rièges, l'Impérial, le Malagroy, les grands étangs où, quand les canards se lèvent, le soleil ne paraît plus ... Quand je pense qu'à Consécouine, pour l'ouverture, à cinq fusils, ils en ont fait huit cent trente-cinq (1) ; nous aurons bonne mine, auprès de Delcros, avec nos pauvres Enfores. S'il en tire seulement quatre demain ...

— Eh bien ! il les tuera tous les quatre comme d'habitude, et il sera enchanté ; vous le verrez, mon camarade est la simplicité même.

Au gigot d'agneau truffé d'aillet, je commençais à me rassurer. Tout allait bien. Jules, notre Président, dispensait autour de lui le trésor de sa bonhomie paternelle, le sourire ambré de la Gazelle était plus profond que jamais, le Popotame, son maître et seigneur, rayonnait de gaillardise et d'entrain, et notre invité se montrait le plus simple des camarades. Quant à mon grand ami Guigues, s'il s'agit de la chasse du lendemain, je l'ai toujours vu d'un robuste optimisme.

Tout cela, c'était jadis, c'était le bon temps ...

Lacroix, le garde, tisonnait les chenets et sirotait son gloria en nous versant des rasades d'espérance :

— De tout le jour, que j'ai pas bougé des étangs, il en est rentré gros, de canards surtout, à la Grand' baïsse, ils faisaient tout noir. Quand j'ai quitté à jour failli, il en rentrait toujours ; pour moi, c'est le gros coup de la remontée. Pour ce qui est du temps de demain, il est bien placé ; vous avez vu comme le soleil s'est couché rouge et que le mistral voulait se lever. À c' t' heure, on sent qu'il force.

Le mistral, le vent béni qui bouscule les voliers sur la lame, les chasse de baïsse en baïsse et les plaque au sol, au ras des affûts où guettent les fusils. En me mettant au lit, j'écoutais son hurlement de fauve. À présent, il secouait la Camargue tout entière, de la pointe de ses tamaris au fond de sable des étangs fouaillés par les rafales. Ma porte s'entr' ouvrit, la haute silhouette de Guigues parut sur le rais de lumière :

— Demain, les canards nous rentrent dans le chapeau.

L'homme propose et le vent dispose. Le lendemain, le disque rouge du soleil se haussant au-dessus du Dalubre illumina un paysage où nul souffle d'air n'eût fait osciller le moindre brin de l'herbe la plus fine. La « passade » s'était achevée sans un coup de fusil ; je l'avais suivie à l'écoute plus que des yeux, tant les voliers étaient rentrés haut, invisibles dans la nuit finissante, intirables. À présent que le soleil avait bu la grisaille de l'aube, tout annonçait une de ces journées calmes, tièdes, engourdies de lumière, comme en connaît parfois la Provence d'avant printemps. Devant mon poste dou Doutour qui barre au nord la Grand' baïsse et la commande toute, le miroir d'eau étalait sur une demi-lieue sa soie d'azur tendre sans qu'une ride vînt en briser la moire. Au loin, une mince fente sombre, dentelée de tamaris, marquait l'horizon bas, entre un ciel rose et le grand miroir décoloré. Inaccessibles au milieu de l'eau, de longues traînées s'achevant en petits chapelets pointillés : les canards. Combien ? mille ... ? dix mille ... ? davantage peut-être. Ils reposaient à l'abri de tout danger, la tête sous l'aile, et dormaient. Vers huit heures, las de ne rien voir voler, le Président sonna un long coup de corne. Lacroix essaya le grand jeu, quitta son tamaris, il entra dans l'eau, avança jusque ras les bottes et tira. D'un coup, tout se leva, tourna, prit de la hauteur, vira, volta et revint aux mêmes lieux s'appuyer en un éblouissement d'écume. Tout juste avais-je deviné, au-dessus de l'agachon de Delcros, un point noir se décrochant d'une hauteur insensée pour s'abattre. Lacroix recommença sa manœuvre, tira, tout repartit, monta et, comme il arrive souvent, força vers le nord et s'en fut, passant très haut sur moi. J'avais essayé du zéro sur un gros paquet, au coup du roi. Un colvert s'était abattu raide, ras mon affût, un autre avait accusé, viré, fait l'ange, puis avait piqué, moteur calé, ailes ouvertes, vers la baïsse où il ne fut plus qu'un minuscule point noir à la dérive. Un volier rapide de retardataires m'arriva rasant l'eau, de petits canards blanc pur et vert-bouteille, des « boui blancs » ; je les tirai au diable, l'un tomba et sitôt plongea. Je ne bougeai même pas pour tenter de l'avoir ; on ne poursuit pas à la botte un garrot, ce roi des plongeurs.

Le calme du vide revint sur la baïsse. Le manade de taureaux le rompit un instant. Au golfe de Tirefigues, un bioù meugla et se mit à l'eau. Derrière son vieux guide, la longue file sombre des bœufs franchit le gué. Je les vis aborder au loin vers la pointe du Bramabioù, sans que leur tumulte ait mis un seul oiseau sur l'aile. Le miroir déchiré reprit son poli d'argent.

Vers neuf heures, un coup de feu lointain claqua vers le poste de la Brume, la Gazelle sortit de son affût, marcha vers la grève et, par deux fois, se baissa pour ramasser.

Puis plus rien, la baïsse demeura morte. Trois longs coups de corne du Président signalèrent que la séance était ratée et que chacun pouvait rompre. Mon poste étant au plus loin, je revins après les camarades. Puisque le gibier de terre était fermé, j'eusse mieux fait de couper à travers les enganes inondées ; à la rigueur, j'aurais pu y lever quelque chose. Pourquoi diable ai-je pris le sentier qui court au long des levadons ! Funeste inspiration, tous les lapins des Enfores s'y soleillaient au sec en prenant le « bon de l'air ». Sans y mettre malice, je donnai du pied dans une touffe : il m'en jaillit deux dans les jambes, l'un à droite, l'autre à gauche. Tant d'années après, je me demande encore pourquoi mon fusil partit tout seul ... Leur malchance voulut que ces deux pauvres diables se rencontrassent juste avec mon plomb : on a comme ça des jours de guigne dans la vie. À présent ils gisaient, loques flasques, sur le sable. Je ne pouvais tout de même pas les y laisser en pâture pour les goélands et les renards — c'eût été péché, — il fallut bien que je me les fourre dans le sac. Tant pis. Que sont d'ailleurs deux misérables lapins de plus ou de moins dans ces immensités camarguaises, où leur engeance est plus innombrable qu'au firmament la pléiade des étoiles par une belle nuit d'été ?

À la Cabane, la maigre chasse du jour reposait, alignée au marbre de la crédence : le miraculeux col roux de Delcros, un couple de sarcelles amoureuses que le flot langoureux avait bercées jusque devant l'affût de la Gazelle. Une même cartouche les avait unies pour toujours, à l'instant où la joue d'émeraude du petit mâle caressait tendrement la joue bistrée de sa douce amie. À présent il dormait, le dos au marbre froid, le col pendant, une goutte vermeille perlant à son bec ; il avait l'éternité devant lui pour réfléchir aux périls de l'amour qui fait perdre la tête aux malards imprudents aussi bien qu'à nous autres pauvres hommes ... J'exhibai fièrement mon colvert, lui lustrai la plume, l'allongeai ailes au corps, au garde-à-vous. Pour sortir mes lapins, j'eusse préféré rester inaperçu ; je me fis petit, petit ... Je ne les extirpai du fond de mon sac que la honte au front. Le Popotame se mit à rire. Delcros est bien élevé, il parla d'autre chose. Le Président, lui, n'est qu'indulgence pour ceux qui ne le méritent guère. Par devoir, il marmonna quelque chose à travers ses grosses moustaches grises, mais son sourire amusé démentait la semonce. Seulement, ô malheur ! l'ami Guigues avait vu, lui qui est si méchant pour moi les jours où il n'a rien tué. Il me jeta un œil noir et sans pitié, devant notre invité, me mit plus bas que terre :

— Affreux braconnier que vous êtes, je ne veux plus vous voir, ou alors, pour votre pénitence, vous paierez le Champagne. Holà ! ho ! Julie ! Deux bouteilles au compte de ce misérable, et qu' ça saute ! ...

Le ventre de Julie poussa la porte ; derrière lui, sa propriétaire parut, balançant un dry à chaque bras. L'indignation de mon vieux frère ressemble à la mousse du Champagne ; celle-ci pétillait encore que son courroux était déjà tombé. Il le fit bien voir lorsque le Président parla du plan de bataille pour l'après-midi, qui pourrait nous valoir un tableau moins pire que celui du matin.

Depuis Tartarin, chacun sait qu'à défaut d'autre gibier les Méridionaux ont inventé la casquette. Les Camarguais, plus heureux, ont le « pivoton » pour les jours où le lapin est fermé et les étangs vides. Le pivoton est la farlouse, cet oisillon que les savants baptisent Anthus pratensis et que les gens du Nord dédaignent sous le nom de « pipit des prés ». Les malheureux, ils sont bien à plaindre, ils ne savent pas ce qui est bon. Ce diminutif d'alouette ou de becfigue, rembourré de graisse d'une délicatesse extrême, rôti aux braises ardentes de sarments de vigne, fournit d'exquises brochettes. Il est fort amusant à tirer ; il fuse des enganes, s'élève, virevolte à la moindre brise ; il chaloupe au vent, zigzague, crochète et se manque divinement bien. Celui qui réussit de belles séries de pivotons est mûr pour devenir un grand fusil de bécassines. Je ne connaîtrais que deux défauts à cet amusement : d'être gourmand de cartouches et de donner fort à plumer, mais ce dernier point regarde la maîtresse de maison.

— On pourrait « faire » des pivotons, proposa l'un.

— C'est vrai, fit Guigues innocemment, sans compter qu'en les cherchant on trouverait bien une marouette ou quelque râle, ou même un lapin qui voudrait se suicider.

Le Président fronça le sourcil. Je rectifiai :

— Oh ! Président, sans le chercher, bien sûr, rien qu'en laissant faire les chiens.

C'en était trop, le Président se fâcha tout rouge :

— Incorrigibles ... aussi braconniers l'un que l'autre ... et quand l'octroi vous les trouvera dans le coffre en rentrant à Marseille, il ne faudra pas me demander de vous plaindre, vous ne l'aurez fichtre pas volé !

L'un de nous, se mit à tire :

— Oh ! l'octroi, Président, vous savez bien que le bon Dieu l'a inventé pour le plaisir de le voir roulé. S'il me devait autant de rentes que je lui redois de lapins ...

— Oui, oui, oui, jusqu'au jour où cela casse. Non, non, non, pas de lapins.

— Et pas de pivetons non plus, fit la Gazelle ; l'autre semaine, ma cuisinière, qui était une perle, m'a rendu son tablier quand je lui en ai ramené cinq douzaines à plumer. Je ne tiens pas à ce que la nouvelle me fasse le même coup.

— Alors quoi, Président ? La bredouille ?

Albert GANEVAL.

(1) Exact, pour la chasse de X ...

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 711