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Bêtes, guerre et chasse

Dans une précédente causerie (1), nous avons parlé de l'indifférence avec laquelle les bêtes prenaient leur parti de leur introduction brutale dans l'ambiance bruyante, tumultueuse et dangereuse que les opérations de guerre créaient tout à coup pour elles, et je vous ai raconté quelques souvenirs personnels et garantis authentiques de la guerre 1914-1918.

Pour passer à une période plus récente, je vous parlerai de la chasse au front en 1939-1940, et y ajouterai quelques cas amusants d'intégration d'animaux sauvages dans les unités combattantes.

Dans le secteur où j'ai passé les dix mois de la « drôle de guerre » de 1939-1940 (elle ne l'était pas pour tous), il y avait aussi du gibier.

C'était le front de la Sarre-Blies d'où le XXe corps, auquel j'appartenais, ne partit, par ordre, que dans la nuit du 14 au 15 juin, après avoir victorieusement tenu tête avec ses troupes de forteresse et les deux divisions qui lui restaient, la 52e française et la 1re de grenadiers polonais, aux attaques de treize divisions allemandes, dont sept en première ligne et six en réserve, malgré une concentration d'artillerie formidable et les bombardements en piqué des Stukas.

Si les Allemands, qui se vantaient d'avoir percé la ligne Maginot comme une feuille de papier, l'ont fait si aisément, c'est parce que nous avons dû l'abandonner pour ne pas être pris de dos.

Mais cela est une autre histoire, comme dit Kipling. Revenons à nos questions cynégétiques.

Le département de la Moselle est, en général, un bon champ d'action pour les chasseurs : chevreuils, sangliers, lièvres, dans des chasses bien surveillées, sont abondants.

Quand on avait à se rendre au Q. G. du XXe C. A. où l'E.-M. du corps d'armée travaillait dans des conditions de confort bien médiocres, dans un vieux château inhabité jusque-là et situé au milieu des bois, on voyait généralement cinq ou six chevreuils batifoler sur la pelouse. Mais ceux-là étaient protégés par le voisinage du général. Dans le reste du secteur, le gibier était à la merci des troupes présentes qui se renouvelaient sans cesse, car si le corps d'armée restait en place, les divisions se succédaient sous ses ordres.

Je me souviens d'une certaine division de la région de Toulouse qui devait fourmiller de braconniers bien entraînés, car dès le lendemain de son arrivée tous les passages de chevreuils, sangliers ou lièvres étaient garnis de collets.

Un mois après son départ, on trouvait encore des chevreuils et lièvres étranglés et pourris accrochés dans les collets.

Une histoire de chasse de ce secteur me revient à la mémoire. Un brigadier d'une des batteries d'intervalles de la ligne Maginot s'était promis de descendre un des avions allemands qui, plusieurs fois par semaine, survolaient nos positions à faible altitude pour voir s'il y avait du nouveau.

Après de longues attentes à l'affût avec sa vieille mitrailleuse Saint-Étienne, il voit arriver un beau Messerschmitt, déclenche son tir et a la chance de loger quelques balles dans l'avion. Ce dernier, en difficulté, pique et se pose dans un verger où il bigorne son hélice contre un pommier.

Le pilote allemand indemne saute de son appareil un pistolet à la main et se prépare à incendier son appareil. Mais un toubib (ou médecin aide-major) d'un des régiments de forteresse battait à cet endroit la campagne, armé d'un vague fusil de chasse à la recherche de gibier. Il met en joue le Boche avec sa pétoire et lui crie de mettre haut les mains. Le pilote, impressionné, jette son pistolet et se rend.

Le toubib ramassa, paraît-il, huit jours d'arrêts pour infraction à la défense de chasser, mais je crois qu'ensuite il eut une citation pour sa présence d'esprit et son sang-froid.

Quant à la pêche sur le front en temps de guerre, il vaut mieux ne pas en parler. Elle se pratiquait d'une manière navrante et indigne d'un vrai pêcheur, c'est-à-dire à la grenade, qui nettoyait tout, gros poissons, fretin et alevins, et cela malgré les interdictions, les menaces de conseil de guerre et les nombreux accidents qui se produisirent et qui furent souvent mortels. Je pourrais en citer plusieurs.

Un fait qui m'a aussi frappé, en plus de l'adaptation des animaux au tumulte de la guerre, est la facilité avec laquelle les poilus apprivoisaient les bêtes les plus farouches, à condition de les capturer assez jeunes. Ces animaux, chose curieuse, ne s'attachaient pas forcément à un maître particulier, mais à l'unité, compagnie, batterie, section dont elles faisaient vraiment partie.

J'ai vu apprivoiser un jeune chevreuil capturé au Bois-le-Prêtre dans une tranchée de soutien, c'est-à-dire à 50 mètres des Boches, où on le trouva les pieds pris dans un caillebotis.

La mascotte de notre groupe pendant plusieurs mois en 1915 fut un oiseau bizarre, trouvé dans un trou de carrière et qui se présentait sous la forme d'une boule duvetée jaunâtre. En grandissant, il devint de la taille d'un pigeon, avec un bec crochu, de beaux yeux ronds cerclés de jaune et, sur la tête, deux plumes qui s'élevaient ou s'abaissaient suivant ses états d'âme.

Nous décidâmes que c'était un « petit-duc », et j'ai rarement vu un oiseau plus sympathique. Quand on le prenait sur son doigt en lui disant : « Embrasse », il fermait les yeux d'un air sentimental et vous becquetait la joue à petits coups rapides en produisant un petit pépiement affectueux.

Contrairement à la croyance que les rapaces nocturnes ne voient rien en plein jour, il était doué d'une vue perçante et était toujours le premier à repérer les avions boches qui venaient nous survoler, et qu'il suivait des yeux avec inquiétude jusqu'à leur disparition.

Notre pauvre petit-duc, aimé de tous nos hommes, fut victime d'une étape de 30 kilomètres effectuée sous une pluie battante. On l'avait mis dans un seau à confiture accroché sous un caisson. À l'arrivée, la pauvre petite bête flottait dans le seau qui s'était rempli d'eau et, malgré une ingestion immédiate de vin chaud sucré, elle fut enlevée par une pneumonie au bout de deux jours. Tout le groupe pleura son ami.

Nous eûmes aussi une chouette, animal moins sociable, qui ne bougeait que la nuit. Elle habitait un abri à munitions dans le voisinage de nos 75 et en sortait le soir pour faire un carnage de mulots à grands renforts de chuintements et de battements d'ailes.

Puis ce fut un corbeau, animal extrêmement malin et doué d'un certain sens de l'humour, qui adorait faire de véritables farces dont il paraissait ravi. On écrirait sur ses faits et gestes un livre qui vaudrait ceux de Pierre Chaîne, qui eurent tant de succès en 1918 : Les Mémoires d'un Rat et les Commentaires de Ferdinand.

Je me rappelle aussi plusieurs cas de domestication de renards et de pies.

Toutes ces bêtes connaissaient parfaitement le personnel de l'unité, et elles se montraient en général rébarbatives si ce n'est agressives vis-à-vis des étrangers.

Elles étaient de bons copains et contribuaient au maintien du moral d'hommes qui menaient une vie dure, dangereuse et dépourvue de distraction.

Les anciens poilus qui liront ces lignes retrouveront certainement dans leurs souvenirs des cas analogues.

Jacques DE GONNEVILLE.

(1) Voir Le Chasseur Français de novembre 1950.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 712