C'était un Niçois, un charmant garçon, qui s'était joint un
soir à notre bande, sur l'invitation de Mottet. Le Savoyard, l'ayant rencontré
à Paris et l'ayant reconnu chasseur, n'avait pu se tenir de lui vanter les
chamois de ses montagnes natales, et c'est ainsi qu'à l'ouverture il nous
arriva, équipé strictement comme pour une battue en Sologne, et suivi d'un
braque bien dressé, aussi bien peigné que son maître.
Le pauvre garçon, j'en suis sûr, dut croire être tombé dans
une caverne de brigands lorsque, de berger en berger et en interrogeant les
rares contrebandiers rencontrés sur son chemin, il s'en vint atterrir dans la
cabane de pierres sèches, grande comme un cochonnier à deux places, où nous
étions déjà neuf à nous demander comment nous coucherions. Mais plus on est de
fous et plus on rit. Marcel Radiguet, c'était son nom, prenait fort bien
l'aventure. Il posa dans un coin sa ceinture — vingt coups de douze
chevrotines — son sac et son fusil, un superbe 12 de tir aux pigeons, et
sans trop de façons prit sa part de nos nourritures sauvages, lard fumé et
fromage gras, arrosées d'un coup de puissante eau-de-vie.
Par exemple, aux coups d'œil en coin que mes compagnons
jetaient sur cet évadé de palaces, je ne fus pas long a comprendre qu'ils
remerciaient le ciel, et Mottet également, qui les avaient gratifiés de ce
numéro de cirque. L'un d'eux me confia même à mi-voix qu'avec ces culottes de golf
ce gaillard-là serait bien pratique, pour le faire marcher devant sur un
certain sentier qu'il fallait débroussailler de ses épines. Cela commençait
bien.
Au petit jour, le chien fut enfermé dans la cabane, où il se
lamenta à loisir, et l'on s'en fut en file indienne, par un sentier où les
blocs glissants abondent, mais que nous connaissons tous au point, comme disent
les Anglais, de pouvoir y passer à la course, endormis, aveugles ou saouls.
Pour ceux, par contre qui n'y sont jamais passés, même en plein jour, et qui
s'y trouvent pour la première fois à la clarté des étoiles, c'est une tout
autre affaire. Toutefois, dès le début, il nous fut facile de comprendre que
notre nouvel ami ne suivrait pas le train.
À la première halte, on tint conseil.
— Moi, je te dis qu'il va se tuer si nous le menons au
col de l'Aigle. Sur les grandes dalles inclinées, on a déjà de la peine à
tenir, et lui qui n'y connaît pas va glisser tout en bas. Ensuite, mon vieux
Pierre, tu auras tout le travail de le ramener entre quatre planches à sa
famille. Ça sera gai tout plein.
Évidemment, il y a des divertissements plus gais qu'un
enterrement, sans conteste. Et conduire avant le jour un inconnu qui n'a pas la
pratique de la montagne dans des couloirs où le fusil s'accroche à tous les
cailloux et où les pierres roulent sous le pied, c'est une trop grave
responsabilité. Aussi, sans plus hésiter, je pris mon homme à part.
— Voyez-vous, Radiguet, dans quelques jours vous
irez n'importe où, surtout quand vous aurez pris du pays une bonne idée
d'ensemble. Mais ce matin, impossible de vous mener dans le mauvais coin où
nous allons passer. Je vais vous placer au sommet d'une coulée où ils passent
presque toujours, quand ils sont tirés, c'est le meilleur poste du pays.
Imaginez que vous êtes au sanglier, au bois, et prenez patience. Vers sept
heures, si rien ne s'est montré, je viendrai vous chercher. Mais d'ici là vous
aurez tiré, j'en suis sûr.
On dore la pilule comme on peut. L'arête, déchiquetée et
verticale, s'échancrait en un endroit d'une sorte de créneau. Une passe large
de six pas, droit au-dessus de nos têtes, où les chamois ont l'habitude de sauter
d'un bond vers le bas de notre versant. Radiguet, tout joyeux, s'installa dans
le noir, avec douze cartouches prêtes sur une pierre plate, à portée de la
main. Et je partis, après lui avoir rappelé de s'abstenir de cigarettes.
Une heure après, enfoncé jusqu'aux oreilles dans les
fourrés, glissant à pleines semelles sur les ardoises pourries pleines d'eau,
je songeais avec une sorte de remords au pauvre diable que j'avais laissé
là-haut, dans l'ombre et le froid, et qui gelait consciencieusement en n'osant
point battre la semelle. Au bas de la pente, Mottet et un de ses compères
menaient grand vacarme, roulant des pierres, aboyant comme de vrais
fox-terriers et tirant de temps en temps un coup de feu. C'est pendant que je
faisais un rétablissement assez risqué, le vide en dessous de moi, cramponné à
une grosse racine et l'arme en travers du dos, que le bouc se montra. Il était
à vingt mètres de moi, sur une vire herbeuse, me regardant tranquillement, en
bête qui sait juger le moment où son ennemi est inoffensif, puis-il partit au
galop au moment où j'allais reprendre pied et épauler ma carabine.
Droit chez Radiguet ?
Une chance inespérée. Jusque-là, je m'étais senti un peu
mufle d'avoir ainsi plaqué ce pauvre débutant, mais à présent le hasard lui
réservait un coup de feu sans pareil. Sans le savoir, j'avais été d'une
politesse rare. À condition toutefois que le chamois prit le bon chemin. Pour
l'empêcher de s'écarter, je l'encadrai à toute distance de deux balles. Au
grand galop, cette fois, et sans dévier, il filait droit vers le petit col.
D'un saut, il disparut. Quelques secondes, je fus tout oreille : les douze
cartouches de mon veilleur allaient tonner, en six salves doubles. Mais il n'y
eut plus que le silence, à peine troublé par le bruit des sources le long de la
paroi. Pas un bruit là-bas derrière. Mon homme était mort, ou il dormait, ou
encore, comme pas mal de débutants, il n'avait pu résister à l'envie de changer
de place.
Notre chasse s'acheva comme se levait le jour, deux boucs
étant encore levés, trop loin pour tirer. Par un sentier qui n'en était pas un,
je mis une heure et demie à me hisser jusqu'à l'arête. Mais, là, une question
se posait. Il n'est guère prudent, même quand on a affaire à des tireurs
endurcis, de surgir brusquement à l'un des passages favoris du gibier. On y
risque simplement une balle dans la tête. Aussi je sifflais, je chantais à
tue-tête, tout en me tenant prudemment à trois pas en contrebas du petit col.
— Hé ! Ho ! Radiguet, vous dormez, Radiguet ?
À la fin, une voix me répondit et une fois bien assuré de ne pas être pris pour
un bouc, je finis mon escalade et fus en trois enjambées sur le chasseur.
— Alors ?
Je vois encore son sourire confus :
— Peut-être bien que je me suis enfui ...
J'avais envie de le tuer, mais il était si humble, si
minable ! Et puis je voyais maintenant la scène comme si j'y avais
assisté. L'homme, nerveux, assis sur sa pierre, écoutant sans le voir le
vacarme que nous faisions de l'autre côté, le claquement des coups de feu qui
se rapprochent, le galop du chamois faisant rouler les pierres, et d'un seul
coup la lourde bête brune qui bondit par-dessus la crête et qui dévale face à
lui, avec un demi-tombereau d'éboulis, et qui passe à le toucher pour
disparaître à grands sauts. Évidemment, il s'était collé contre la paroi, sans
plus songer à son fusil que s'il n'en avait jamais eu.
Bon et brave garçon, et qui s'excusait encore ! Comme
si, au lieu d'aller fouiller le cirque d'éboulis avec les autres, je n'aurais
pas dû rester avec lui, pour lui montrer les premiers principes de cette chasse
bien spéciale. Mais il ne m'en voulait pas du tout, il songeait simplement à la
bête à peine entrevue et qui, visiblement, avait fait sur lui une impression
profonde.
— Et il avait des cornes !
Hé ! oui, il avait des cornes, c'est tout ce que le
pauvre garçon en avait retenu. Et ils avaient des cornes aussi, et de belles,
bien recourbées et bien noires, ceux que je lui ai fait tirer les années
suivantes. Et maintenant encore, lorsque nous nous rencontrons au retour d'une
journée éreintante, et que ni l'un ni l'autre n'avons rien abattu, nous nous
crions en chœur, dès que nous nous apercevons :
— Est-ce qu'il avait des cornes, celui-là ?
Pierre MÉLON.
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