Lassés de mettre dans le sac lièvres et jeunes levrauts de
ce coin alpestre, nous résolûmes d'aller tirer des cailles. À quelque trente
kilomètres, au pied de la Gypière, la petite plaine verdoyante coupée de l'or
des chaumes nous attendait. Au lever du soleil, nous escaladions les marnes
glissantes et les éboulis de plâtre où, d'un saut brusque, d'énormes lapins
disparaissaient. Insaisissables, les perdreaux rouges piétaient longuement et
s'envolaient hors de portée. Mauvais début.
La rosée essuyée, nous gagnons la plaine. Parmi éteules
et jeunes luzernes, les robes mouchetées de nos fidèles compagnons vont et
viennent. Nous parcourons consciencieusement bordures touffues, rives du
ruisselet, regains sur pied. Rien. Pas un oiseau. Et nous qui comptions régaler
les amis par une formidable brochette ! ...
Au bout d'une paire d'heures de recherches infructueuses,
Roger me quitte. Probablement, il espère trouver une remise insoupçonnée où
tous les ronds gallinacés du coin sont réunis. De mon côté, je vais chercher
fortune ailleurs.
Dans une légère dépression, un filet d'eau coule tout l'été ;
joncs et roseaux y poussent dru. Peut-être abritent-ils quelques compagnies de
gris ou des râles de genêt. À défaut de reines dodues, je me contenterai de
rois des cailles.
Sans conviction, Lola fait son métier de chien ; elle
essaie de lever du gibier où il n'y a rien. Cependant, à dix pas de la bête,
les roseaux s'agitent fortement. Je m'attends à voir bondir compère lièvre. Les
tiges arrêtent leur frisson et le chien ne paraît guère s'émouvoir. Nouveau
bruissement. Dans une éclaircie, j'entrevois une tache blanche : c'est un
lapin. Vingt-huit grammes de plomb hachent les tiges. Lola se précipite. Mais
pourquoi ne revient-elle pas vite, tout heureuse, me tendre la victime ?
Allons, apporte, ma belle ... Je la vois renifler fortement, puis me
regarder. C'est anormal. Qu'y a-t-il donc ? Je m'approche.
Ah ! il est beau, mon lapin ! ... Un lapin
bipède, et palmé, avec plumes et bec plat ... C'est un gros, un énorme
canard définitivement muet. Cependant, la plus proche ferme se dessine là-bas,
à un bon kilomètre. Tout penaud, je soulève la malheureuse bête, puis la laisse
retomber. Le chien semble rire doucement de ma déconvenue. Le mieux est
d'abandonner la victime. Après quelques pas, je me ravise, histoire de faire
une blague à mon compagnon qui n'est point en vue. Vite, je décapite l'oiseau,
car la tête en dit trop long. Encore un coup sur l'os de l'aile ... Le
carnier se remplit immédiatement.
Vers midi, nous nous retrouvons. La panse du sac intrigue
Roger. « Si gros, ce ne peut être qu'un lièvre », pense-t-il, et
aussitôt de railler :
— Tu es venu ici pour ramasser une de ces sales bêtes !
— Pas du tout. Devine ...
— …
— Écoute, mon vieux, je viens de réaliser un des coups qui
comptent dans la vie d'un chasseur. C'est excessivement rare de rencontrer
pareil oiseau en France. Regarde ... un canard du Labrador !
Certainement un jeune qui s'est égaré ...
La masse inerte de l'habitant des régions arctiques tomba
lourdement sur le sol. L'ami s'en saisit, l'examine curieusement. Puis,
soupçonneux :
— Et la tête ?
— Emportée par le coup. Il montait en chandelle à
quinze pas ; trop surpris, je ne l'ai pas laissé filer ... Nouvel
examen.
— Alors, tu me prends pour un ... (censuré).
Je ne vais pas en Camargue, moi, mais je suis capable de reconnaître un
saucisson d'un manche à balai ...
L'orage passé, je me prépare à lancer le palmé au plus
profond d'une haie où il fera le bonheur des rapaces. Roger m'arrête :
— Non, garde-le. En rentrant, on va rire. Comme
d'habitude, le soir, les quelques amis se précipitent. Nous avions promis des
douzaines de cailles ... Il faut les voir ... Le canard du Labrador
est alors présenté avec les honneurs dus à sa taille et à son pays.
Modestement, j'accueille les félicitations pour un pareil exploit. J'assure,
d'un air entendu, que, moins fin qu'une sarcelle ou un colvert, cet errant,
farci et truffé, aura du succès. Puis une telle pièce doit s'arroser ...
Un « oh ! » admiratif salua le corps fuselé
au large poitrail, bien rissolé lorsqu'il parut sur la table. Jamais canard du
Labrador n'eut si belle mine ... Hélas ! tout était là ! Pleins
de bonne volonté, les convives essayaient de trouver à cette chair rêche et
coriace à souhait un fumet inconnu. Roger, un sourire méphistophélique au coin
des lèvres, proclamait :
— Les grands voyages durcissent la jeunesse ...
Quant à moi, jamais je n'avais rencontré volatile si dur. Je ne m'étonne pas
que les renards de la Gypière n'aient point voulu y goûter ...
A. ROCHE.
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