Pour le profane, les trygons et autres « trygoniformes »,
ce sont des « raies », des raies au dos sombre.
Pour le naturaliste, ce sont des membres de la grande
famille des sélaciens, plus proches, certes, dans cette parenté, des raies que
des requins, mais bien distinctes des premières.
En quoi s'en distinguent-elles ? Par la forme de leur « disque »,
c'est-à-dire de leur corps aplati que prolongent latéralement des nageoires
pectorales très développées. Ce disque laisse chez les raies (plus exactement chez
les rajiformes) la tête indépendante, alors que, chez les trygons, il arrive au
niveau de la tête. Vu d'en dessus, un trygon n'a pas un museau qui pointe en
dehors de son corps. Mais, vu de côté, il montre, au contraire, une tête bien
en relief et bien charpentée, « carénée » comme la cabine de quelque
avion fantastique. Chez les raies comme chez les trygons, le disque est
losangique, alors que, chez les torpilles — sélaciens voisins — il
est circulaire ou ovalaire.
Des détails dans la disposition losangique permettent à leur
tour de distinguer les diverses familles de trygons.
Si le losange a des angles latéraux aigus (les nageoires
s'étirent alors exactement comme des ailes), il s'agit d'un myliobate, dont une
seule espèce est française sous le nom de mourine, ou aigle de mer. Atteignant 1m,50
d'envergure, d'apparence lourde, la mourine n'en est pas moins une nageuse
extrêmement gracieuse : aucun poisson ne ressemble davantage à un oiseau
que cet « aigle de mer » ; d'ailleurs, prenant appui sur l'eau avec
ses « ailes » extraordinairement développées, il saute parfois hors
de l'eau, mais sur une distance bien moindre que les « poissons volants ».
Muni d'une surprenante denture aux dents plates disposées en mosaïque, ce sont
de grosses mangeuses de coquillages, et particulièrement d'huîtres.
Si le losange a des angles latéraux obtus et même arrondis,
on se trouve en présence d'un trygon proprement dit, ou pastenague, ou terre,
dont nous allons reparler longuement. Chez les aigles de mer, les nageoires ne
remontaient pas encore jusqu'au bout du museau ; ici, chez les trygons,
elles arrivent à son niveau.
Et si elles le dépassent de chaque côté, s'enroulant vers
l'extérieur en cornet, simulant de singulières cornes qui se meuvent
étrangement quand nage le poisson, il s'agit alors d'un céphaloptère ou raie
cornue, ou diable de mer. C'est un poisson rare chez nous, mais, par certaines
espèces, le géant de tous les poissons. En Méditerranée, on en a pris de 4 à 5
mètres d'envergure et de 600 à 900 kilogrammes. Mais, dans les mers chaudes,
certains céphaloptères atteignent 8 et 10 mètres d'envergure avec un poids de
1.500 à 2.000 kilogrammes. Comme leur couleur est d'un violet foncé ou d'un
noir bleuâtre sur le dos et d'un blanc livide sur le ventre, leur allure doit
être, dans l'eau, véritablement diabolique ...
Il est un autre moyen de distinguer ces familles les unes
des autres : les dards qu'ils portent à leur longue queue en fouet, et qui
représentent un vestige spécialisé de leur nageoire caudale, dards très acérés,
très durs, très caractéristiques. Un seul dard, et c'est un trygon, ou
pastenague ; deux dards, et c'est un aigle de mer, ou mourine ; un
aiguillon rudimentaire, et c'est un céphaloptère, ou diable de mer.
Cette nageoire caudale est « adaptée » à une
fonction bien spéciale, la fonction d'une arme venimeuse, d'un poignard
empoisonné. Elle n'a conservé qu'un ou deux « rayons » épineux, et
ces rayons se sont élargis, durcis, aiguisés en redoutables aiguillons, en
véritables stylets.
Bien mieux, ils se sont dentelés pour faire de plus
mauvaises blessures. Et, enfin, ils portent le plus dangereux des venins de nos
mers.
Cet aiguillon, simple ou double, ne se voit guère ; il
s'escamote en effet au long de la queue. Mais que la bête veuille se défendre,
alors elle redresse le dard, tandis que le long fouet de sa queue le lance à
pleine force contre l'ennemi. L'arme est terrible ; elle fait fuir les
plongeurs les plus courageux ; et si elle frappe, elle cause de graves
blessures.
Heureusement, les plongeurs sont rares qui ont été piqués
par le poignard. Nous en connaissons cependant ; ils nous ont dit les
terribles souffrances qu'ils ont endurées. Ayant rejeté à la mer une jeune
pastenague sans prendre de précaution, un Marseillais fut égratigné sur le dos
de la main par la bête, qui se retourna pour lui donner un coup de fouet ;
bien que particulièrement puissant, et tout le contraire d'une « petite
nature », il nous a confessé avoir été atrocement torturé pendant quelques
minutes ; toute douleur disparut en deux jours, mais la blessure demeura
longtemps de fort mauvais aspect.
À Nice, un chasseur coupa, suivant la coutume constante des
pêcheurs, l'aiguillon d'une pastenague de 500 grammes ; pour éviter qu'un
baigneur marche dessus, il écrasa le dard avec une pierre ; ce faisant il
s'écorcha très légèrement au doigt ; il dut s'aliter avec une grosse
fièvre et, durant trois mois, éprouva des phénomènes de paralysie à ce bras.
On peut se demander ce qu'il adviendrait si quelqu'un était
piqué de plein fouet au ventre par une grosse bête comme celle de 28
kilogrammes prise par Alec Kramarenko, lequel semble détenir un record, ou
comme celle de 42 kilogrammes harponnée d'une barque avec la foëne, avant l'ère
de la chasse sous-marine, sur la plage des Salins, à Saint-Tropez. Les
blessures des pastenagues sont d'ailleurs tenues pour mortelles sous les
Tropiques.
À cause de cet aiguillon, dont la dureté et le piquant
évoquent un véritable fer, la pastenague est appelée « ferraza » à
Nice. Parmi ses nombreux surnoms, citons celui, bien expressif, de « crapule »
que lui donnent les pêcheurs provençaux.
Ce méchant renom ne date pas d'hier. Chez des peuples
primitifs, le dard est utilisé comme pointe de flèche. Une légende grecque
raconte que Telegonos, fils d'Ulysse et de Circé, tua son père, sans le
connaître, avec une telle arme.
Et Pline cristallise tout à la fois racontars et réalité
lorsqu'il écrit : « Rien de plus terrible que l'aiguillon qui orne la
queue d'une pastenague et qui atteint cinq pouces de long. Enfoncée dans la
racine d'un arbre, il le fait périr ; il perce les armures comme une
flèche ; à la force du fer, il joint l'action du poison. »
Les croyances antiques et la vérité scientifique, pour une
fois, s'accordent. Ce qui n'empêche pas certains livres de diverger sur cette
évidence. Un ouvrage, certes, de vulgarisation, mais écrit par un naturaliste
sérieux, À la mer, de Charles Epry, paru chez Plon avant l'autre guerre,
traite ainsi de la question « le fort aiguillon barbelé que les
pastenagues et les Myliobates ont à la base de la queue ne distille aucun
venin ».
Si nous relevons une si grossière erreur, ce n'est point
pour nous abandonner à quelque secret complexe de pion ou de magister, mais
pour prouver dans quel état d'incertitude est encore la zoologie marine. Et sur
le même sujet, nous pouvons citer une autre bévue dans le livre de E.-G.
Boulenger, directeur de l'aquarium de Londres, La Faune des Océans :
« Chez les raies et les raies bouclées (raia), la queue est armée
d'un aiguillon aigu et dentelé comme une épée à deux tranchants. » Or les
raies ne portent rien de tel ! Il pourrait certes y avoir là une de ces
erreurs de traduction dont fourmillent tant de livres scientifiques transposés
en français, mais le nom savant de la famille, raia, donné par l'ouvrage,
dissipe toute équivoque. Alors ? ... À qui se fier lorsqu'on n'a pu
soi-même prouver par expérience personnelle ou par témoignage direct un fait
zoologique du grand monde encore secret de la mer ? ...
Pierre DE LATIL.
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