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Le verdict du chronomètre

Il est banal de dire que, sur les sujets les plus divers, les opinions et les jugements ne concordent pas. En ce qui concerne les hommes, nous obéissons à des sympathies et à des antipathies, le plus souvent irraisonnées. Dans le domaine des arts, des lettres, un tableau, une sculpture, un livre suscitent des enthousiasmes et des dénigrements également passionnés. Si nous envisageons des sujets familiers aux lecteurs de cette revue, nous constatons que les modes de culture, les types de tracteurs, les races de chiens, les appâts pour la pêche sont discutés par des techniciens à la compétence indéniable.

Cette diversité est, somme toute, fort heureuse. Elle excite l'esprit, entretient des controverses instructives. Et, suivant un dicton, la lumière jaillit du choc des idées.

La vie, multiple et mystérieuse, interdit particulièrement, semble-t-il, des jugements définitifs. Ses manifestations ne se mesurent ni ne se pèsent avec un mètre ou avec une balance. Une part d'indétermination, de surprise, subsiste, toujours.

Il existe cependant un champ d'action assez vaste qui reste soumis au contrôle d'appareils scientifiques, dont les résultats ont un caractère strictement mathématique et indiscutable : le sport et, plus précisément, l'athlétisme. Là, le chronomètre et le mètre sont rois. Ils rendent leurs verdicts, qui sont consignés à jamais dans des tableaux, dans des diagrammes. Le critique le plus subtil ou le plus ergoteur se trouve désarmé. Il lui est impossible de prétendre que tel homme est supérieur à son rival direct quand le chrono a parlé en faveur de ce rival.

Notons que, pour le profane, la différence apparaît infime : un dixième de seconde pour une course de 100 mètres, un centimètre pour un saut en hauteur. En réalité, ce dixième de seconde, ce centimètre ont une valeur considérable. Pour reprendre l'exemple du 100 mètres, un coureur remarquable tel que le Lyonnais Bally, s'il réalise le temps de dix secondes et cinq dixièmes, accomplit une performance de valeur européenne, fort méritoire sans doute, mais qui ne le classe pas parmi les champions exceptionnels, les vainqueurs olympiques. Pour accéder à ce rang, il lui faudrait gagner deux dixièmes de seconde, un rien en apparence, en réalité un abîme. De même, des sauteurs s'entraînent des années pour franchir un centimètre supplémentaire sans y parvenir. Le champion de France Lunis, à la veille de la retraite, a égalé par deux fois, au cours de la saison dernière, le record des 400 mètres plat, datant de près de vingt ans. Il n'est pas parvenu à grignoter le dixième de seconde fatidique !

Ainsi s'établit, grâce à des chiffres, une hiérarchie qui ne doit rien à la faveur ni au hasard. Rien n'est abandonné aux appréciations, toujours faillibles, des hommes. L'aiguille qui trotte autour d'un cadran, le ruban qu'on déroule sont impartiaux, incorruptibles. Si nous réfléchissons, nous constatons que le phénomène est unique quand il s'agit de classer non des mécanismes de cuivre ou d'acier, mais des muscles de chair et de sang, des poumons, des puissances nerveuses, des cerveaux.

On commettrait une erreur en concédant la primauté aux muscles. Tous les entraîneurs qui se sont penchés d'un peu près sur une matière délicate et complexe accordent une importance primordiale à l’influx nerveux. Cette forme, nous ne l'ignorons pas, conserve un caractère mystérieux, pour ceux qui ne sont pas initiés aux derniers secrets de la biologie. Elle est invisible, capricieuse, mais on ne peut la nier. C'est un courant particulièrement puissant d'influx nerveux qui permet, certains jours, à des champions de se surpasser eux-mêmes lors de rencontres capitales. L'influx nerveux s'use, diminue plus rapidement que les autres facultés physiques avec l'âge. Un magnifique athlète tel que Marcel Hansenne se résout à prendre sa retraite, en pleine vigueur corporelle, parce que, de son propre aveu, ses réserves nerveuses sont, en partie, épuisées. À trente-trois ans, il se sent incapable d'être « survolté » le jour d'un match international. Et, après l'effort, il « récupère » lentement et de façon incomplète. Si nous risquions une comparaison, médiocrement satisfaisante, nous dirions que ses accumulateurs ne fournissent plus leur courant normal et se rechargent incomplètement quand ils sont vidés.

Reste la part du cerveau, de l'intelligence. En la réduisant à l'extrême, on commettrait une erreur. Nous ne prétendons pas que pour courir vite, que pour sauter haut, que pour lancer loin un disque, il soit nécessaire d'être un esprit supérieur. Mais, de multiples cas l'ont prouvé, la force musculaire et nerveuse reste à peu près impuissante lorsqu'elle n'est pas animée, contrôlée, stylisée par un esprit lucide. Que de sujets supérieurement doués ont déçu parce qu'ils manquaient de cervelle, parce qu'ils gaspillaient follement leur capital physique !

Dès qu'il cesse d'être uniquement un jeu, le sport réclame de ses adeptes patience, discipline, facultés d'observation, voire malice.

Mettons de côté la tactique, qui joue un grand rôle dans les compétitions. Bornons-nous à la lutte contre le chronomètre ou contre la pesanteur, sujet de cette brève étude. Il existe une science du train, une technique du geste qui exigent un long apprentissage et de réelles qualités cérébrales. L'ouvrier qui surveille une machine est secondé par des appareils de contrôle. Le coureur, le sauteur, le lanceur doivent, en action, s'analyser eux-mêmes, mesurer leurs foulées, leur rythme cardiaque, leur élan, la coordination de leurs gestes.

Et tout cela est d'une minutie extrême. Prenons une épreuve de distance moyenne, un 1.500 mètres. Si un athlète s'est fixé pour but de couvrir ces 1.500 mètres en trois minutes quarante-huit secondes, il doit — tout en courant — diviser le parcours en fractions de 100 mètres qu’il devra atteindre en des temps strictement fixés d'avance. La moindre erreur est fatale. Un départ trop rapide amènera un ralentissement exagéré dans le dernier tour. Trop lent, il provoquera un retard initial qui ne pourra être rattrapé. Le fameux Finlandais Nurmi se réglait, en course, sur une montre-bracelet qu'il consultait sans cesse. Fussent-ils redoutables, ses concurrents n'existaient pas sur la piste. Il savait qu'en terminant un 5.000 mètres en quatorze minutes trente secondes il les battrait fatalement, quelle que fût l'avance qu'ils pussent prendre.

Pour sauter en longueur ou en hauteur, pour lancer le poids, le disque, le javelot et le marteau, il est indispensable de poursuivre un entraînement aussi astreignant, aussi fastidieux que celui d'un pianiste qui, avant de devenir un virtuose, se condamne à faire quotidiennement des heures d'exercices et de gammes. La coordination parfaite, le style ne s'acquièrent qu'après des années d'un labeur ingrat.

Tout cela, dira-t-on — non sans raison, — est bien froid, bien sévère. Tant de calculs et d'efforts pour passer en vainqueur une ligne, pour battre un record ! De jeunes énergies ne pourraient-elles être dépensées de façon plus profitable ?

Nous laisserons à nos lecteurs la charge de répondre en faisant observer cependant que les confrontations sportives, dès qu'elles s'évadent du cadre national, ont un retentissement considérable dans le monde, qu'une victoire sur la cendrée contribue à accroître le prestige d'un pays. Nous avons évoqué le cas de Nurmi. C'est par lui, grâce à lui, que le grand public a connu la Finlande, les vertus morales et physiques de ses fils. À Nurmi, bien vivant, la Finlande a élevé une statue.

Tout bien considéré, nous ne trouvons cet hommage ni démesuré, ni ridicule.

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 731