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Une petite maison ronde

Un client peu fortuné me demanda un jour : « Puisque vous avez dessiné de nombreuses maisons rondes, puisque vous en avez réalisé, pourquoi n'en feriez-vous pas une pour moi ? — Il serait peut-être plus raisonnable, répondis-je, de faire une maison carrée. Quand vous serez plus riche, nous pourrons faire une maison ronde. » Les gens du bâtiment savent, en effet, qu'un mur cylindrique est plus long à exécuter qu'un mur droit, parce que les maçons ne peuvent « tendre le cordeau » ; qu'un toit conique est plus « ouvrageux » qu'un toit à deux pentes ou à quatre pentes. Il est pourtant possible, entre coffrages cylindriques mobiles, de couler du béton aussi vite qu'entre coffrages droits. Et dans une charpente conique, les éléments étant tous semblables, le prix ne doit guère différer de celui d'une charpente avec noues, arêtiers et lucarnes ; il doit même, dans certains cas, être moindre.

Par contre, les bonnes gens diront : « Une maison ronde n'est pas « logeable ». Comment voulez-vous mettre des meubles sur des murs ronds ? » Les bonnes gens oublient que la maison ronde est divisée par des murs et cloisons formant des surfaces planes, que cela donne en général des pièces en éventail fort agréables, les fenêtres se développant en arc de cercle vers le panorama, qu'aux endroits où la chose est nécessaire un placard vient opportunément et utilement corriger une irrégularité, et qu'on peut même exceptionnellement construire un meuble à fond cylindrique.

Dans la petite maison ronde à rez-de-chaussée que je présente aujourd'hui, les lecteurs du Chasseur Français pourront constater que la distribution est simple et pratique, que les commodités et les agréments modernes n'ont pas été ménagés ; et ceux du bâtiment pourront se rendre compte qu'elle ne présente guère de difficultés d'exécution, le tracé étant fait avec soin au moment de l'implantation.

Une maison ronde est si harmonieuse dans un beau site ! Les anciens Romains et les architectes de la Renaissance le savaient bien.

Distribution.

— Suivant la grande allée qui conduit à la maison, nous accédons par un large perron flanqué de grosses jarres fleuries, à la grande loggia d'entrée, qui s'évase vers l'arrivée, comme si elle tendait ses bras au visiteur. Deux grosses colonnes avec chapiteaux sculptés divisent la largeur en trois parties inégales, la travée du milieu étant un peu plus large. Les travées latérales sont bordées par des banquettes sur lesquelles on peu s'asseoir, et peut-être poser des pots de fleurs. La famille et les amis pourront passer de longues heures sous cette loggia, bien protégée par la grande saillie de l'avant-toit. Des tables, des fauteuils, des chaises longues y seront installés de chaque côté, laissant le passage pour l'entrée au milieu.

De la loggia, nous passons dans la grande salle ronde, dont elle est séparée par une porte pliante vitrée à six vantaux. Cette porte vitrée est doublée à l'extérieur par des volets pliants à six vantaux qui se rabattent sur les parois latérales de la loggia. Ainsi, une très large communication est assurée entre la loggia et la grande salle, qui, par beau temps, seront réunies pour ne former qu'une immense pièce.

La grande salle, montant de fond, comporte à mi-hauteur un balcon-galerie intérieur où l'on accède par un escalier. Sous cet escalier se trouve la descente de cave qui dessert à la fois la cuisine et la salle. Dans l'axe principal, face à la grande porte vitrée d'entrée, au fond de la grande salle, nous apercevons la cheminée rustique où l'on peut faire de grandes flambées. Tout autour de la salle ronde se trouvent, symétriquement placées, les portes de quatre chambres, de la cuisine, du lavabo-vestiaire, et les portes de quatre placards profonds. En plus de ces quatre placards il y aura, pour ranger la vaisselle, l'argenterie, les livres et bien d'autres choses, deux meubles à fond cylindrique : un bahut ou desserte adossé à l'escalier près de la porte de cuisine, un grand buffet en face sur un large panneau. Ces deux meubles se feront face suivant le grand axe perpendiculaire à l'arrivée. Au milieu, une grande table ronde sera garnie de nombreux sièges, et l'on pourra quand même circuler aisément tout autour.

Sur le balcon-galerie se trouvent, en emprise sur le grenier circulaire latéral, des niches-refuges situées au-dessus des portes du rez-de-chaussée et garnies de bancs où l'on peut s'installer pour lire, tricoter ou rêver. Du balcon-galerie, surplombant la grande salle, on pourra, à l'intention de ceux qui resteront en bas, dire un poème, chanter une chanson, jouer un air de flûte ou de violon. Les fenêtres qui éclairent la partie haute de la grande salle, et qui sont groupées en trois batteries de trois, pourront être aisément ouvertes ou fermées du balcon-galerie, ainsi que les volets roulants qui les complètent.

La cuisine communique avec la grande salle par un petit tambour isolant, qui dessert en même temps la descente de cave. Elle s'étale en éventail et s'éclaire par quatre fenêtres à l'appui surélevé, sous lesquelles se développent évier avec double égouttoir, long placard bas avec dessus table pour épluchage et préparations culinaires, petit frigidaire (le grand étant au sous-sol). Sur l'une des parois latérales, près de l'évier, se trouvent la cuisinière à bois et la cuisinière électrique. Sur l'autre paroi, en face, sur toute la largeur, se trouve un grand placard avec portes à coulisse, et ce placard se retourne vers la face extérieure pour former placard à balais, à ingrédients, ustensiles et appareils de nettoyage. Près de la cuisinière à bois, un troisième placard s'encastre dans le mur rond de la grande salle. Une table se place-au milieu. À la rigueur, sur une table développée en arc de cercle, dix personnes pourraient manger dans cette pièce. Imaginez un grand banquet familial dans la salle et la loggia, et les gens de service dans la cuisine.

Symétriquement à la cuisine, se trouvent le lavabo-vestiaire, le w.-c, la salle de bains.

Dans le lavabo-vestiaire se trouve un lavabo sous la fenêtre à l'appui surélevé. À droite, sur toute la largeur, un placard-vestiaire profond avec portes à coulisse, permet de placer les portemanteaux perpendiculairement à la paroi. Cette disposition donne un maximum d'utilisation. Elle est plus simple et plus pratique que les consoles télescopiques modernes employées obligatoirement dans les placards insuffisamment profonds. Dans le lavabo-vestiaire nous trouvons encore un petit meuble-coiffeuse avec glace adossée à la cloison du w.-c. Du lavabo-vestiaire, on passe à volonté au w.-c. ou à la salle de bains.

La salle de bains comporte baignoire, lavabo, bidet, coiffeuse, placard à linge encastré dans le mur rond symétriquement au petit placard de cuisine.

Les quatre fenêtres qui éclairent le lavabo vestiaire, le w.-c., la salle de bains forment une batterie symétrique à celle de la cuisine.

Les quatre chambres, presque semblables, se groupent symétriquement dans le fond de la construction. Ces quatre chambres sont séparées entre elles, deux à deux, par deux profondeurs de placards situées de chaque côté de la cloison. Cette disposition assure un excellent isolement contre la transmission des bruits. Pour les deux chambres situées de chaque côté du grand axe, il y aura une cloison double avec interposition de liège. Dans chaque chambre, nous trouvons : grand divan-lit, à deux places, avec étagères au-dessus et tiroirs au-dessous, table de chevet, table, grand placard profond avec portes à coulisse comme celui du lavabo-vestiaire. Dans un angle, légèrement encastré dans l'épaisseur du mur, se place un lavabo d'angle avec bidet pivotant au-dessous. Un rideau coulissant sur tringle circulaire vient cacher le tout. Ainsi, bains exceptés, chacun peut, dans sa chambre même, sans dérangement, faire sa toilette, ranger ses vêtements et ses objets personnels. On peut également prévoir un placard bas à trois portes avec encastrement dans le mur, sous la batterie de trois fenêtres qui éclaire chaque chambre.

L'escalier de descente de cave nous conduit au sous-sol où nous trouvons soit caves partielles, soit caves sous toute la construction. Dans ce dernier cas, nous aurons chaufferie avec cave à charbon, buanderie, séchoir à linge, atelier de bricolage, cave à bois, cave à légumes, cave à vins.

Construction.

— La construction des murs, variable suivant les matériaux locaux, sera de préférence en pierre rustique apparente. Dans le Languedoc rouge, ces murs pourront être en brique rose. Les colonnes de la loggia seront en pierre de taille, avec chapiteaux sculptés comportant des attributs régionaux, à la manière des chapiteaux romans, mais sans copie. Les planchers, l'escalier seront en béton armé. La toiture sera aussi de préférence en béton armé avec couverture en tuile canal rose pâle posée à bain de mortier. Les chéneaux seront en béton armé et se confondront avec le plafond horizontal saillant de l'avant-toit. Pour la couverture conique ou tronc-conique en tuile canal, il y a deux méthodes : l'une consiste à diviser la surface par un certain nombre d'arêtiers, ce qui facilite le remplissage des secteurs intermédiaires. C'est la méthode qui est appliquée en général pour la couverture des absides romanes. Dans l'autre méthode, on procède par superposition. Lorsqu'on a posé un certain nombre de tuiles en convergeant vers le sommet, et que « ça commence à serrer », on s'arrête. On pose tout au pourtour une épaisse couche de mortier de ciment, et on repart pour quelques nouveaux rangs. On obtient ainsi une série de troncs de cône superposés. Le résultat est plus harmonieux que celui obtenu par la première méthode, mais je crois qu'il demande un peu plus de soin et de temps.

Les chambres seront parquetées en chêne, sur bitume ou sur lambourdes ; les cuisine, lavabo, w.-c., bains seront carrelées de préférence en grès cérame.

La grande salle ronde pourra être carrelée, mais il sera préférable de la garnir d'un dallage polychrome en pierre dure ou en marbre, avec bandes concentriques au pourtour et motif central en étoile. Le sol de la loggia pourra être constitué par un dallage de même nature, mais plus simple, les joints suivant des arcs de cercle concentriques et des droites convergentes.

Les fenêtres seront garnies de châssis ouvrants à un vantail ou de châssis à guillotine ; les volets seront des volets pliants en bois, ou des volets roulants, ou des volets à guillotine escamotables.

Aspect extérieur.

— La forme simple et monumentale de cette maison demande une situation un peu surélevée, un cadre paysager assez large, organisé en zones concentriques avec jardin régulier aux abords immédiats. Elle convient de préférence aux régions méridionales de la France, où la couverture en tuile canal et la tradition romaine se sont perpétuées. Mais il est d'autres régions où l'on trouve encore la maison classique et la tuile creuse, par exemple la campagne lorraine, avec sa prestigieuse capitale artistique : la place Stanislas à Nancy. Ici, plus qu'ailleurs, la mesure, la sobriété dans les lignes et les couleurs seront de rigueur. Cette maison ne convient pas à ceux qui rêvent de formes déchiquetées et de hurlants bariolages. Mais elle peut réunir, dans une masse réduite, le confort moderne et la noblesse antique.

Gérard TISSOIRE,

Architecte.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 747