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Au Brésil

Les chevaux sauvages

Le hasard de mes voyages me conduisit un jour dans l'île de Marajo, qui forme l'une des embouchures du grand fleuve Amazone. J'y rencontrai un fazendeiro de descendance française nommé Lafargue, qui m'invita cordialement à visiter son vaste domaine.

Montés sur des petits chevaux fringants, nous côtoyions de grands currals, où se trouvaient parquées de nombreuses bêtes à cornes. Accotés à ceux-ci, d'autres enclos retenaient prisonniers entre leurs palissades, faites de poutres et de branches, de jeunes chevaux peureux qui se groupaient les uns contre les autres à l'approche de nos montures.

— Oh ! les jolis chevaux, m'exclamai-je. Ils paraissent pleins de feu et de vigueur ; leurs regards farouches leur donnent un air de fierté incomparable.

— Ce sont, expliqua mon hôte, des « potres » encore indomptés, et leur belle prestance, leur attitude altière, leur regard flamboyant, tout cela s'amenuisera ou disparaîtra aussitôt qu'ils seront asservis par l'homme. D'ailleurs, vous allez assister au dressage de l'un de ces poulains.

Le fazendeiro appela quelques vaquieros qui chevauchaient autour des enclos ; de la main, il leur désigna l'un des chevaux frémissant de vie, aux yeux vifs et inquiets. Les vaquieros séparèrent le cheval d'entre ses congénères. Un homme retira les rondins de bois qui faisaient office de porte.

Le cheval, apercevant l'ouverture, s'avança, hésitant, puis planta ses sabots dans le sol poussiéreux et s'arrêta, les jambes écartées, l'encolure haute, les naseaux frémissants, les yeux ivres de liberté.

C'était une bête magnifique, au pelage presque noir et luisant sous le soleil. D'un bond, il se précipita hors de l'enclos, vers la prairie. Un vaquiero, monté sur un cheval brun, le sourire aux lèvres, heureux de la lutte qui allait se dérouler, le lasso enroulé à l'arçon, le corps légèrement plié en avant, la main aux rênes, le regard semblable à celui d'un rapace, l'attendait. Lorsque l'animal eut franchi l'ouverture de l'enceinte, son cheval, avec une incroyable élasticité des muscles, s'élança à sa poursuite.

Je voyais l'homme, comme un fauve, se ramasser sur lui-même et l'entendais pousser une double exclamation rapide, sèche, hachée comme un cri de guerre :

— Hop-là ... Hop-là ...

Le cheval sauvage le devançait d'une cinquantaine de mètres, sautant plutôt que galopant, se dérobant, filant comme une flèche ; soudain, au milieu de la plaine, le cavalier, dans une belle manœuvre, se rapprocha. Comme un dieu, il se dressa sur ses étriers et lança son cri de victoire :

— Hillo ... Hillo ... Hillo ...

Tous les assistants s'élancèrent pour suivre les péripéties de cette lutte opiniâtre, ardente, passionnante.

Le lasso se déploya, tourna en cercle au-dessus de la tête du vaquiero et, dans sa trajectoire, alla s'abattre juste sur celle du cheval.

— Il l'a « lacé », cria le fazendeiro, qui, visiblement, se passionnait à cette lutte sauvage.

Les vaquieros, qui suivaient eux aussi, criaient déjà victoire.

Alors le corps du cavalier sembla se cabrer, se rejeter en arrière ; la corde se tendit. Cavalier et cheval, au choc formidable, se raidirent, frémirent, s'immobilisèrent : l'animal enlacé, dans une culbute désordonnée, roulait sur le sol.

La troupe des cavaliers arrivait ; les vaquieros se précipitèrent pour prêter main-forte et empêcher le cheval de se relever. En un instant, il fut entravé, immobilisé, ses naseaux haletants lançaient au ras du sol un souffle puissant qui courbait l'herbe de la prairie.

Dans un élan spontané, j'allai serrer la main du vaquiero, heureux de sa victoire, qui contemplait en souriant sa prise, tout en roulant une cigarette dans un morceau de feuille de maïs.

— Ça c'est du sport, dis-je à mon hôte.

— Vous allez voir dompter ce cheval, me répondit-il. Ce sport, comme vous dites, est encore plus émouvant. Regardez ... Les hommes essayent de lui passer une bride, puis de le remettre sur pied.

Quatre vaquieros déployaient toute leur science et leurs efforts à éviter les coups de tête et les coups de pied de l'animal.

Avec d'infinies précautions, ils lui passèrent la selle, mais, quand il fallut le sangler, l'animal se mit à ruer, à mordre, à sauter dans tous les sens. Ses yeux brillaient d'étrange façon et ses lèvres retroussées découvraient ses dents, le faisant ressembler à un animal fantastique de l'Apocalypse, tant l'épouvante convulsionnait sa face.

Le vaquiero, avec une agilité surprenante, enfourcha d'un bond le sauvage animal. Le cheval, libéré d'un seul coup, se crut délivré ; il voulut s'élancer dans la plaine, mais, auparavant, chercha à se débarrasser de son cavalier. Aussitôt la scène devint impressionnante, hallucinante.

La bête exécutait de tels bonds, de tels écarts, de si puissantes ruades, des cabrioles si désordonnées, des croupadss si frénétiques qu'il me semblait impossible que le cavalier demeurât en équilibre sur sa selle.

Angoissé, malgré moi je criai :

— Il va se tuer ! ...

— Tranquillisez-vous, m'interrompit mon hôte, c'est toujours le cheval qui sort vaincu de cette lutte.

Alors l'animal, constatant son impuissance à faire vider les étriers à son cavalier, changea de tactique. Il se cabrait tout droit, puis retombait brusquement sur ses jambes de devant, piquant du nez en terre, multipliant ses ruades, se secouant frénétiquement. À chacun de ses mouvements, le cavalier répondait par un mouvement inverse pour rétablir son équilibre. Semblable à un étau, ses deux jambes enserraient les flancs de l'animal, dont le pelage sombre ruisselait de sueur et d'écume.

Enthousiasmés par cette lutte titanesque, nous ne cessions de multiplier, à l'adresse du vaquiero, nos acclamations, ce qui rendait encore plus furieux le cheval indompté.

Enfin, comprenant que ses efforts seraient impuissants à le débarrasser de celui qui devenait son maître, le cheval s'arrêta, demeura immobile quelques instants, puis partit à une allure folle.

— Hillo ... Hillo ... Hillo ..., hurla le cavalier.

C'était le moment qu'il attendait : se penchant sur l'encolure du coursier, de la main droite, à laquelle pendait une solide cravache, il se mit à le fustiger. Le cheval fut bientôt très loin, au fond de la plaine immense et verte, courant, courant toujours ... Puis il disparut à l'horizon.

Chez tous les spectateurs, l'anxiété succéda à l'enthousiasme, nous nous demandions si, dans cette infernale randonnée, hors de notre vue, l'animal n'allait pas réussir à se débarrasser de son cavalier.

Enfin, l'un des vaquieros, exercé à scruter ces horizons fuyants, cria :

— Les voilà ... les voilà ...

Au triple galop, cheval et cavalier revenaient. En peu de temps, ils furent près de nous. Cette fois, le cheval était vaincu : il obéissait à la volonté de son maître. Ruisselant de sueur, les naseaux fumants, martelant rageusement le sol de ses sabots, il s'arrêta.

— Superbe, magnifique, m'exclamai-je, ces cavaliers sont de véritables acrobates ; et, ajoutai-je, ces plaines immenses sont surtout peuplées par des chevaux.

— Les chevaux, me répondit mon hôte, se sont, de tous temps, reproduits et multipliés avec une extrême facilité. Ils ont même, au siècle dernier, constitué un véritable danger pour les éleveurs de la région, qui ne pouvaient plus conserver en bon état leurs pâturages, envahis par les chevaux devenus sauvages.

— Ils étaient si nombreux que cela ? demandai-je, surpris.

— On estimait à plus d'un million le nombre de ces animaux !

Le fazendeiro poursuivit :

— Leur nombre était considéré par les éleveurs comme un véritable fléau ; aussi, pour remédier à cet état de chose, le Gouvernement brésilien autorisa une Compagnie anglaise à tuer 10.000 juments et à en tirer les crins et les peaux. En échange, la Compagnie payait une redevance de 500 reis (1) par tête abattue ; je dois ajouter que les cadavres inutiles de ces chevaux étaient abandonnés sur place et dévorés par les vautours.

Ensemble, nous regagnâmes la fazenda pour le repas du soir, tout en échangeant nos idées sur l'abondance de biens du nouveau monde, en regard de la pénurie de l'ancien continent.

Paul COUDUN.

(1) À cette époque, cette somme représentait environ un franc quatre-vingts centimes.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 760