Quelques chasseurs se souviennent sans doute encore des
dispositions que prit, il y a déjà longtemps, M. Mougeot, alors ministre de
l'Agriculture, pour la protection des bécasses. C'était au cours de cette
période 1900 que la mode ne peut faire revivre que dans quelques -atours, où le
gibier était encore abondant et où les questions cynégétiques n’avaient pas
encore pris la tournure que nous leur connaissons maintenant
La bécasse « au vol tout à la fois ouateux et vibrant, souple
et saccadé, aussi adroit et rapide qu’il a l’air mol et incertain », comme la
voyait Jean de Sabran Pontevès, demeurait le gibier de quelques dilettantes
avisés et, dans les campagnes, passait inaperçue. Bien que la sollicitude de M.
Mougeot ne puisse être qualifiée de prématurée et que son arrêté interdisant la
chasse de la bécasse à son passage de retour se soit entouré de tolérance sur le
colportage et la vente du bel oiseau, provoquant de sévères critiques, il est
bien certain qu'aujourd'hui elle est chassée plus qu'autrefois. Après la
fermeture générale, la réglementation est loin d'être uniforme pour tout le
pays et varie d'une année à l’autre. Il est licite, une saison, de la chasser
au chien d'arrêt dans les bois de plus de cinq hectares.; l'année d'après, cette
faculté est supprimée.
Certes, celui pour qui ce gibier représente le sommet du
plaisir de la chasse le regrette amèrement, nais la raison commande les
restrictions, car bien des abus peuvent résulter d'une pareille tolérance.
Au milieu des variations et des différences de la législation
en cette matière, il n'en reste pas moins que, lorsque, la première partie de
la saison de chasse est à .son déclin, que bien des vides sont creusés dans les
rangs des perdreaux et que les cailles sont parties, l'odeur des moisissures
des sous-bois évoque irrésistiblement le temps des bécasses.
Quand verra-t-on la première ? Dès les approches de ta
Toussaint, on est attiré vers les remises, les oreilles tendues vers ce vol
ouateux et vibrant qu'on désire avec tant d'ardeur.
La bécasse est un gibier qui a une individualité plus forte
que les auttres. Le Mystère dont on l’entoure est dû plus à ses allures qu’à
ses mœurs, que tout bon bécassier peut se vanter de connaître assez bien. Mais
on ne la manœuvre pas à sa guise, et elle ne saurait se prêter à des battues que
clôture un tableau monstre ou monstrueux. Si, dans certaines régions, et à
l'occasion de circonstances favorables, il s'en tue un grand nombre, sa
recherche exige des connaissances cynégétiques, et quelques oiseaux dans le carnier
constituent un beau tableau. Le cadre dans lequel elle vit, les saisons où elle
passe, ses habitudes, ses ruses, son habit, tout concourt à lui donner une
valeur personnelle.
L’hiver dernier, je suis resté en tête à tête cinq minutes avec
une bécasse. C'était en novembre. De fortes pluies avaient .rempli les mares
des bois et en avaient créé de provisoires. Un soir chargé d'humidité, j'étais
resté à l'affût auprès d'une dénivellation remplie d'eau dont l'aspect me
plaisait. Confondu avec mon genévrier, j'écoutais les bruits des grands bois.
Une bécasse bruissante d'ailes arriva, me frôla presque et se posa à trois ou
quatre mètres au bord de l'eau sur de la terre où sa silhouette se découpait.
Elle me vit. Je restai immobile. Elle aussi. Les battements de mon cœur
égrenaient les secondes. Le désir du bain et la prudence devaient se disputer
sa volonté. Entrerait-elle dans l'eau ? Une, deux, trois,, quatre, cinq minutes.
Ai-je fait un mouvement, respiré un peu plus fort ? D'un grand coup d'ailes elle
s'est jetée dans la nuit en poussant des cris d'effroi que je n'avais jamais
entendus.
L'hiver s’écoule. Voici la fermeture, les grands froids.
Cette année-là, la chasse à la bécasse était tolérée dans les bois de plus de
cinq hectares, condition qui se trouvait remplie au bord d'une rivière que je
connais bien. Une nuit de février, je sentis le .froid devenir très vif. A minuit,
j'allai consulter le .thermomètre. Huit .au-dessous de zéro. L'aube me trouva
au bord de ma rivière et .j'avais un rendez-vous impossible à remettre à onze heures.
Voilà une première bécasse qui s'enlève de dessous ce gros arbre couché et va au
carnier. Un peu plus loin une deuxième, puis une troisième que je manque. Dora
la retrouve et je la manque encore. Cette fois c’est Buc, le cocker, qui la
lance. Elle tombe au bord de l’eau. Vite, la plantée d'acacias. J'y fais une
quatrième victime. L'heure passe. Les remises, là-bas sont bien un peu
éloignées. Je cours plus que je ne marche, à cause du rendez-vous. Mes chiens, qui
paraissent comprendre, chassent au galop. M'y voici. Deux bécasses partent de
l’oseraie. A la remise, je les retrouve et j'en cueille une. Dix heures !
Ah ! oui, le rendez-vous. Nous accélérons. Dora se fige d'un coup. Buc
lance la sixième et je la tue. Braves chiens de l'Étrat, quelle éblouissante
matinée ! Pas de course jusqu'à la voiture et retour.
Le lendemain, je visite une remise. Deux bécasses s'envolent
et tombent. Une: troisième passe en plein découvert devant mon fusil vide. Le
lendemain encore, dans d'autres remises, j'en tue deux. Au retour, la route
passe près de la troisième de la veille. Au premier buisson, elle s'envole et
tombe.
Les beaux oiseaux arrivèrent à point pour une réunion où ils
furent le rôti sensationnel. Nous étions seize à table dont huit dames ou jeunes
filles. On apporta un magnifique rôti de huit bécasses.
Las ! Roger qui se trouvait là, pas par hasard naturellement,
avait éprouvé le besoin d'emprunter sa lyre à Pindare et chanta la gloire des
huit bécasses. Il y eut des esprits mal tournés pour faire une assimilation
malveillante.
Mais je rétablis la situation en enseignant que nous, chasseurs,
nous appelons la bécasse « la divine ».
Jean Guiraud,
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