Accueil  > Années 1951  > N°647 Janvier 1951  > Page 10 Tous droits réservés

Une histoire espagnole

Cette histoire est antérieure à la deuxième guerre mondiale.

C'était un ami à moi, nommé Vidal de son nom de famille ; il était natif de Ayguafreda et travaillait à Barcelone ; chaque samedi après-midi, il prenait le train et partait pour son village natal, où vivaient ses parents dans une antique et belle « masia catalana ».

Sa passion pour la chasse était telle qu'il lui était impossible de s'astreindre à tenir compte des saisons où celle-ci était légalement autorisée ; aussi, quelle que fût l'époque, il n'était pas rare, les dimanches ou jours de fête, dès l'aurore, de le voir par monts et par vaux parcourir cette belle contrée, le fusil à l'épaule ou au bras, plus souvent au bras qu'à l'épaule, avec seulement quelques cartouches en poche, mais qui lui suffisaient pour revenir à la maison avec une belle pièce, lièvre ou perdreau.

Ces sorties clandestines étaient connues des autorités régionales catalanes de l'endroit ; ce corps, nommé les « mocos d'esquadra », composé d'unités intègres et vaillantes, était d'une sévérité exemplaire pour les délits de droit commun. Ces autorités ne pouvaient donc accepter que cet abus continuât ainsi, et ils avaient avisé le nommé Vidal amicalement, à plusieurs reprises, qu'il veuille bien refréner sa passion pour la chasse hors du temps, autorisé ; mais celui-ci niait la véracité des faits et continuait.

Les « noïs » (nom familier donné aux subalternes de la compagnie de garde commandée par un caporal) s'étaient décidés à le prendre en flagrant délit ; mais Vidal connaissait si bien tous les recoins de son lieu natal que, chaque fois qu'il allait être pris, il s'échappait par quelque sentier ou détour et disparaissait.

Le caporal des « moços » Appelé Joseph, également natif de la région et vieilli dans le service, qui avait connu Vidal dès son enfance, lui avait reproché plus d'une fois sa fâcheuse attitude aussi bien envers la loi qu'envers les « noïs », qui, eux, commençaient à s’irriter de se voir sans cesse joués par un jouvenceau semblant se moquer d'eux et de leur autorité.

— Écoute un peu, lui dit un jour Joseph, les « noïs » sont fatigués de tes fraudes continues et sont décidés à ce que cela cesse une fois pour toutes ; ils sont décidés à tirer ; avant qu'il ne survienne un drame, je préfère t'arrêter moi-même ; je te donne ma parole que je le ferai, et tu en connais les conséquences; tu devrais être honteux ; aussi, avant d'en arriver là, crois-moi, cesse ces sorties et nous resterons tous bons amis.

— Je vous dis, Joseph — c'était la réponse invariable, — que je ne sors pas ; c'est un autre que vous devez poursuivre et vous êtes tous dans l'erreur ; les jours de fête, je viens au pays seulement pour voir mes parents et je ne sors que vers le soir pour aller danser un peu.

— Très bien ! si tu ne te ranges pas, tu es prévenu, je te prendrai moi-même, mais réfléchis bien avant, car tu sais quels sont nos procédés vis-à-vis de ceux qui se moquent de la loi.

Vidal vint le samedi suivant et, comme toujours, la première personne qu'il aperçut à sa descente du train fut le caporal Joseph, qui cette fois s'avança vers lui et lui dit :

— Bonjour Vidal, te voilà encore ici ?

— Oui, Joseph. Comment cela va-t-il chez vous ? et à la maison ?

— Tous bien. Tu vas directement chez toi ? Je vais t'accompagner un bout de chemin. Ah ! écoute ! Quels sont tes projets pour demain ?

— Rien, Joseph, je vous assure que vous êtes tous dans l'erreur vis-à-vis de moi. S'il est vrai que j’aime beaucoup la chasse, je vous assure que celui -que vous cherchez n'est pas moi ; il y a pas mal de temps que je ne suis sorti avec le fusil, et jusqu'à l'ouverture je ne pense pas le faire.

— Bon ! tu persistes dans tes dénégations et ton mauvais système, mais je te préviens que notre patience est à bout ; j'ai donné ordre à tous les gars de se retirer et, à partir d'aujourd'hui, de me laisser agir seul; je te promets que, si tu sors chasser, je te prendrai.

Toutefois, le lendemain, le jour n'avait pas encore pointé que, déjà levé et frais comme une rose, sans attacher aucune importance à la paternelle remontrance du caporal, Vidal était sorti par une porte dérobée de la « masia », le -moins ostensiblement possible il est vrai, et, prenant un petit sentier qui conduisait aux champs, armé de son fusil, notre ami filait vers son aventure dominicale !

Le chemin, à cinquante mètres environ de la maison, aboutissait à un autre qui conduisait directement vers le lieu où il se proposait ce matin-là de diriger son activité. Un peu plus loin, ce chemin croisait un petit canal d'irrigation qui avait toujours environ soixante centimètres d'eau. Le chasseur n'avait pas encore passé le petit pont qui traverse ce canal que derrière son dos résonnaient ces paroles :

— Halte devant les gardes ! Pose ton fusil par terre et les bras à la tête; ne bouge pas, je te vise et, si tu cherches à fuir, je t'assure qu'il n'est pas question de rire cette fois !...

Mon ami obéit machinalement, pensant qu'il avait été bien stupide de traiter comme une plaisanterie les avertissements du caporal Joseph, étonné aussi de la droiture et de l'esprit de sacrifice de cet homme aux cheveux déjà blancs, car c'était bien lui qui était là, les jambes dans l’eau du canal depuis Dieu sait quand, dans le seul but d’arrêter lui-même le délinquant, afin d'éviter que ses subordonnés, dans la stricte exécution de leur devoir, ne le blessent dans sa fuite.

— Bon, ne fais pas un geste, ni ne charche à fuir, car tu la passerais mauvaise. Je t'ai averti — lui dit-il en s'approchant et tout en continuant à le tenir sous la menace du fusil — que je te prendrais si tu dédaignais mes conseils et persistais dans tes folles entreprises, et tu es pris. Tu en subiras les conséquences. Je sais ce que tu penses, comparant mon âge au tien, tu crois que je ne t'attraperai pas si tu te mets à courir, mais ne l'essaye pas, je te répète que je tirerai, et dans le but ! Sur ce, marche devant moi, et en route pour le poste !

Toutes ses protestations furent vaines et ils partirent dans la direction du village. Ils se trouvèrent à un moment devant un talus qu'il leur fallait escalader, mais, avant de monter, il fallait traverser un petit ruisseau à sec et pierreux, dont la pente sablonneuse était propice à la glissade. Instinctivement, dans la montée, Vidal accomplissait un saut acrobatique ; à son -âge c'était possible, mais le caporal Joseph ne pouvait certainement pas l'imiter.

Il était à deux mètres environ du haut de la montée quand, mettant à profit un moment où, à cause de la posture exigée par la montée, le garde ne pouvait ni l'attraper ni même le dominer de l'arme, il fit un bond qui le mit au sommet, d'où, se laissant glisser de l'autre côté, il se mit à courir à toutes jambes. Il avait réussi !

Il entendit derrière lui trois détonations et sentit siffler les projectiles, mais ceux-ci ne l'atteignirent pas, chose normale étant donné la position des deux hommes. Puis il se rendit chez un ami pour tenter de se créer un alibi et y resta tout le reste de la journée, assez étonné intérieurement qu’il ne se passât rien d'autre.

A la nuit tombante, reprenant confiance devant l'absence de tout fait nouveau, il se dirigeait à la « masia », où l'on ne savait encore rien de ce qui s'était passé. Quand vint l'heure de reprendre le train pour rentrer à Barcelone, il se rendit à la gare, toujours étonné qu'il ne lui arrivât rien, et pensant qu'il le devait aux bons sentiments du caporal envers lui. Il partit, et à samedi prochain !...

Ce samedi, arrivé par le train habituel, il se rend au pays ; à sa descente, le premier visage connu qu'il aperçoit est celui du caporal Joseph ; mais, cette fois, celui-ci l'attend assis sur un des bancs du quai avec une jambe plâtrée et deux bâtons pour lui permettre de se mettre debout et de marcher.

— Joseph, qu'est-ce que cela veut dire ? Que vous est-il arrivé ? lui demande-t-il avec émotion en s'asseyant à ses côtés.

— Que veux-tu que j'aie que tu ne le saches ? Qui mieux que toi peut le savoir ?

— Moi ? Comment voulez-vous que je le sache, Joseph ?

—Oui, toi avec ta faute de dimanche dernier : en te poursuivant, j'ai glissé sur la pente au talus et, en tombant sur les pierres du ruisseau, j'ai eu la malchance de me casser la jambe. La chance a été pour toi, tu vois le résultat de ton entêtement à ne pas vouloir écouter mes conseils.

— Mais c'est vrai ? C'est bien vrai ce que vous me dites ?

— Certainement, pourquoi le dirais-je si ce n'était pas vrai ?

— Écoutez, Joseph, si c'est vraiment comme vous me le dites, voici ma réponse : je vous donne ma parole que jamais plus je ne chasserai hors du temps légal, et vous ne saurez jamais assez jusqu'à quel point je déplore d'avoir été la cause de votre malheur.

— Donne-moi la main ; si tu tiens parole et si nous pouvons éviter un pire mal, je donne pour bien cassée ma jambe, parce que les « noïs », crois-moi, sont très fâchés, et j'aurais pu difficilement éviter qu'un jour, eux, te donnant la chasse, et toi avec ton caractère et ta connaissance du terrain, il n'arrive l'inévitable.

Notre ami Vidal tint parole ; jamais plus depuis ce jour il n’a pris le fusil pour braconner. Le bon Joseph se remit heureusement bien ; le brave homme était aussi aimé des honnêtes gens de la région qu'il était craint par les maraudeurs et les mauvais sujets.

Dans la « masia » de Vidal, comme dans toutes les autres du reste, il ne manque jamais sur la table le classique « porron » de vin à disposition des amis et connaissances qui passent devant la porte toujours ouverte, et le vieux caporal et ses gars ne faisaient pas exception à la règle lorsqu'ils passaient par là.

Il était si évident que la conduite de Vidal était dictée par son bon sentiment, qui venait de son regret sincère, que quelquefois, lorsqu’ils se trouvaient réunis à l'occasion de quelque fête, Joseph était le premier à lui dire :

— Alors, Vidal, tu t’ennuies sans doute un peu ! Va, prends le fusil et va t'en jusqu'à tel endroit : on y a vu un vol de perdrix ce matin, emporte deux cartouches, pas plus de deux, hein ! va, pour trois quarts d'heure seulement, et reviens vite, c'est dans la direction de chez « Planells », et notre service nous portera aujourd'hui du côté tout à fait opposé.

— Non, Joseph, rien de tout cela, je vous ai donné ma parole et je la tiendrai.

— Va donc, va, ne fais pas le bêta...

J. Casas Ballus.

Traduction de Mercédès Casas.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 10