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La "chasse" aux raies

et aux pastenagues

En plusieurs articles, nous avons fait connaissances avec les raies et leur cousinage (1). Connaissance du moins pour autant que l'on puisse apprendre quelque chose d'un poisson en le regardant hors de son milieu. Aussi, cette fois, regarderons-nous raies et trygons dans leur élément, c'est a dire par des yeux de chasseurs sous-marins ; ainsi apprendrons-nous quelque chose de leurs mœurs.

La technique de leur chasse est toujours la même : on tire tous ces poissons plats lorsqu'ils sont aplatis sur un fond de sable. On tire les raies à la verticale, immobiles ; le plus souvent elles se laissent approcher au point qu'on peut les tirer à bout portant. Peut-être dorment-elles ; peut-être se fient-elles à leur extraordinaire mimétisme qui les confond avec le sable et veulent-elles ne pas bouger pour ne pas révéler leur présence. Toujours est-il que l'approche d'une raie n'exige aucune précaution spéciale.

Le tir n'est aussi que très facile : la cible est large, et elle vous attend.

Mais la chasse des raies offre deux grosses difficultés : d'abord, le repérage du gibier, ensuite, sa remontée en surface.

Ce n'est pas seulement par homochromie que les raies sont invisibles, mais aussi parce qu'elles se recouvrent d'une légère couche de sable. Il faut donc avoir de bons yeux pour les apercevoir ; et aussi avoir un bon souffle qui permette de descendre assez bas et d'explorer d'assez larges zones, ce qui exige de solides qualités athlétiques. Le plus souvent, c'est par le double point sombre de ses évents dépassant le sable que les raies sont trahies. L'homme les remarque, descend plus bas pour mieux les regarder, les voit palpiter au rythme respiratoire : c'est bien une raie. Il peut alors tranquillement remonter pour prendre son souffle, pour mettre son ressort à la plus forte puissance ; il peut même aller à terre se munir d'un harpon plus solide. Quand il reviendra, les deux yeux noirs qui ne sont pas des yeux, n'auront pas bougé. Il descendra cette fois jusqu'au fond et tirera presque à bout portant, un peu derrière les évents.

Dans le sable, on ne peut pas, le plus souvent, juger de la grosseur exacte du gibier. Aussi, dès son harpon tiré, le chasseur a t’il parfois la surprise de voir s'ébrouer et s'ébranler une bête énorme. On prend des raies d'un mètre de large ; certaines atteignent même deux mètres.

La raie peut réagir de deux façons contraires. Elle peut se coller au fond et y faire ventouse avec son disque ; elle peut se redresser verticalement. Mais, si l'on tire sur le fil, elle ne peut adopter qu’une seule tactique : nager du côté d'où vient la traction, c'est-à-dire vers l'homme. Si celui-ci n'a pas les nerfs solides, si la proie est un trygon aux dangereux aiguillons ou bien une torpille aux peu réjouissantes décharges, cette charge peut être fort impressionnante.

En ce cas, le chasseur doit utiliser son fusil comme un bâton pour éloigner la bête.

Mais le mieux est d'éviter cette situation en ne tirant jamais sur le fil au moment où une raie vient d'être harponnée. Il faut au contraire le laisser se dévider sur une bonne longueur et, alors, seulement, le tendre sans raideur ; à ce moment là, le chasseur regagne le rivage et, de là, essaie de noyer le poisson tout comme un pêcheur à la ligne.

Sans toutes ces précautions, il y aura sans doute de la bagarre avec une raie que l'on penserait maîtriser en tirant sur te filin dès après sa capture en demeurant dans l'eau. Ainsi, avant guerre, alors que les lois de la chasse sous-marine n'avaient pas encore été établies par l'expérience, Robert Devaux fut proprement saucissonné par une raie de 16 kilogrammes harponnée à Porquerolles. La bête se démena si fort, décrivit tant de cercles autour du point d'où venait la force ennemie, que le plongeur fut bientôt ficelé, presque impuissant. Il ne dut son salut qu'au couteau qu'il portait toujours à sa ceinture. D'ailleurs, un moment plus tard, il put, avec un nouveau harpon, se rendre maître de la bête blessée, qui s'était posée un peu plus loin.

Si, par un hasard assez rare, le chasseur rencontre une raie en mouvement, elle a de grandes chances de lui échapper tant elle nage bien. Mais le chasseur aura toujours une consolation, celle d'avoir vu un des plus beaux spectacles de la nature tout entière : une raie qui nage, ou plutôt qui vole dans l'eau, puissante et gracieuse, ondulante dans une course bien rectiligne.

La pastenague ou trygon, cette sombre cousine des raies à l'aiguillon caudal si venimeux, se rencontre plus souvent en pleine eau. Lorsque le plongeur débutant découvre pour la première fois cette invraisemblable chauve-souris marine qui nage comme l'on agite un mouchoir, il a l'impression de voir un monstre et, le plus souvent, n'ose pas tirer sur elle. Cela semble, un être obscur venu d'un autre monde, un démoniaque fantôme qui se promène à vol feutré, d’un violet ou d'un gris sombre diabolique sur le dos, d'un angélique blanc sur le ventre.

Nous ne raconterons qu'une seule chasse à la pastenague, mais fort intéressante par les perspectives qu'elle peut ouvrir sur l'instinct. L'épisode date des premiers temps de la chasse sous-marine alors qu'Alec Kramarenko mettait au point ses premiers fusils à harpon. Son frère Georges chassait à l’île du Levant quand, au pied d'une falaise sous-marine (on dit : un tombant), il vit dans une faille, par dix ou douze mètres de fond, une pastenague d'une douzaine de kilogrammes volant au ras du sol. Il la harponne presque à bout portant, en plein milieu, près de la tête. Il tend le fil, étonné qu'elle n'oppose pas davantage de résistance. Mais que fait-elle ?... Pourquoi se cabre t-elle comme un scorpion ? Pourquoi retourne t-elle sa queue ? Pourquoi lui imprime t-elle un mouvement de va-et-vient ? C'était l'époque héroïque, redisons-le, où les chasseurs ne connaissaient pas encore les réactions du gibier. Aussi quel ne fut pas l'étonnement du plongeur en voyant que, tout simplement, la bête essayait de scier le filin pour se dégager ? Et elle le scia très vite. Et, libre, elle fila pour aller se reposer non loin de là, le harpon toujours dans le corps. Georges Kramarenko était seul sur cette côte sauvage et il n'avait aucune flèche de rechange. Il dut plonger plusieurs fois pour essayer de passer un nœud coulant au bout du harpon. S'approchant de la bête, il la vit reculer, non pas avancer pour fuir, mais bien reculer pour se dégager en prenant appui sur le bout du harpon, en se soulevant sur lui, en le faisant passer à travers la blessure qui lui transperçait le corps. Elle réussit cette manoeuvre et partit, cette fois pour tout de bon.

On peut être émerveillé par cette double tactique de la pastenague s'adaptant du premier coup à ce danger nouveau, accomplissant exactement les meilleures défenses, possibles : couper la corde, puis achever de se faire transpercer par la flèche comme une étoffe est transpercée par une aiguille. Mais, à la lumière des expériences acquises depuis par des chasseurs sous-marins, on peut interpréter les faits tout autrement.

Plusieurs plongeurs ont perdu ainsi les pastenagues qui ont scié le filin. Non ! elles ne « réfléchissent » pas au moyen de se dégager. Simplement, comme toutes les bêtes, elles se livrent à leur instinct, à leur réaction inscrite une fois pour toutes dans les moyens de leur corps et les ressorts de leur psychisme : la pastenague a, pour arme, un poignard au bout d'un fouet, elle s'en sert en frappant, refrappant autant de fois qu'il le faut l'ennemi quel qu'il soit. Que l'ennemi soit d'un type nouveau, qu'importe ! La pastenague use de sa défense, et de la même façon que toujours. Or il se trouve que les mouvements de la queue font agir les dentelures de l'aiguillon comme une scie sur la cordelette. C'est donc par le seul hasard que la défense instinctive de l'animal se révèle très efficace contre le danger nouveau.

Pierre De Latil.

(1) Voir Le Chasseur Français d'octobre, novembre et décembre 1950.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 24