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Sur les bancs de sardines

Il est assez difficile d'embarquer avec les marins pêcheurs ; ils n'aiment pas, en effet, trimbaler sur leur bateau des terriens, qui gêneront les hommes pendant leur travail, les énerveront par des questions pour eux naïves et stupides et leur offriront trop souvent le lamentable spectacle du mal de mer.

J’ai pu toutefois entrer en relations avec le patron de l'Hirondelle III, de Saint-Jean-de-Luz, avec de sérieuses références en matière de pêche ; il a bien voulu me faire prendre la mer. Rendez-vous est pris sur le quai de la Maison de l'Infante, demain, à 4 heures du matin.

Je suis au rendez-vous, naturellement, avec une bonne demi-heure d'avance. Splendide nuit de fin août constellée d'étoiles. Le quai est encore désert et une légère brise de terre envoie quelques bouffées. L'eau est sombre, lourde, et les lampes électriques y font leurs taches zigzagantes. A quelques mètres du quai sont collés bord à bord les sardiniers et les thoniers, les petits « vaporcitos » luziens. Voici quelques ombres qui sautent sur les « plates », petites caisses à savon à fond plat. Quelques lumières. Un diesel commence à ronronner, et voici le premier bateau qui part dans le bruit sourd et caractéristique du moteur marin ; les rides du sillage sont vite effacées. Le patron, ainsi que tous ses hommes, arrive à 4 heures précises, tous vêtus du bleu du marin, bottes en caoutchouc à semelles de bois et panier à casse croûte au creux du coude. Présentations, poignées de main. Bienvenue. Nous voici sur l'escalier glissant, enjambant la plate, et le mousse nous godille vers l’Hirondelle III, où le mécanicien s'explique déjà .avec son moteur. Cinq minutes après, nous évoluons dans le port. Nous voici en mer.

Je reste seul sur la passerelle avec le patron. Les hommes ont disparu dans la cambuse pour s'étendre sur les paillasses. C'est normal : ils sont rentrés hier au port à 10 heures du soir et ils repartent à 4 heures du matin ; ils ont eu à peine quatre heures de sommeil chez eux et, comme nous ne rencontrerons pas la sardine avant quelques heures, car il faut aller la -chercher loin, quelque part sur la côte plate des Landes, ils en profitent pour dormir.

Le roulis commence dans la baie ; voici la passe et enfin la mer, avec la grande houle atlantique, n’exagérons rien, elle est assez calme aujourd'hui ; le creux des lames n'est que de 2 mètres.

Je suis assis près du patron, qui tient le gouvernail et surveille le compas. A ma droite, les lumières de la cote et les bateaux qui nous précèdent et nous suivent en véritable procession à la sardine. Une tape sur l'épaule ; le cuistot, par un carreau, me tend un bol de thé au rhum ; il est excellent, très sucré, mais il ne faut pas le renverser sur les mains, car il est bouillant. A droite, les lumières de Biarritz, le phare ; plus loin, les dunes qu'on commence à deviner. Les étoiles diminuent leur éclat, un halo vert clair à l'est : l’aube commence. Le soleil ne tardera pas à se lever dans cette paix matinale ; enfin la calote orangée du soleil apparaît sur les pins. Le spectacle est féerique, la mer bleu vert avec une flottille innombrable, la rangée blanche des brisants, la côte sableuse blanc jaunâtre et le vert sombre des pins au-dessus de la dune.

Je puis maintenant examiner à mon aise le bateau ; il a pris l’eau il y a quelques mois ; long de 18 mètres, large, solide, il a la forme classique des bateaux de pêche basques avec étrave droite et haute s'épanouissant vers le haut pour casser la vague et se soulever sur la houle.

Un grésillement nasillard : la T. S. F., derrière moi, commence à parler, en basque naturellement ; il y a de la sardine au nord d'Hossegor. Nous stoppons, le bateau court sur son erre et les hommes commencent à mettre les deux « plates » à la mer. Les plates sont de petits bateaux à fond plat, longs de 2 mètres et larges d'un, qui servent à distribuer l'appât qui fera remonter la sardine. Le mousse s'affaire déjà depuis une demi-heure à composer sa « strouille », cocktail composé d'un tiers de rogue de morue et deux tiers de tourteau d'arachide ; il pile la rogue pour en détacher les oeufs, touille soigneusement avec de l'eau son tourteau et fait sa mixture aux proportions indiquées. Un homme saute dans la plate, embarque quelques seaux de rogue, met les avirons et s'éloigne du bateau ; un deuxième le suit ; les voilà déjà à 200 mètres du bateau, chacun commençant, du geste auguste du semeur, à jeter son appât dans l'eau. Nous n'avons plus rien à faire qu'à attendre et à écouter les appels de la T. S. F., qui nous dira vite si un collègue est tombé sur un banc.

Pour passer le temps, les marins, d'un bateau à l'autre, s'envoient par T. S. F. des quolibets ou se régalent mutuellement de chansons. Pour se distraire, les hommes commencent à sortir les « turlutes » avec lesquelles ils prendront les chipirons ou seiches. Nous voici tous penchés sur le bastingage, donnant des secousses à nos turluttes ; de temps en temps, une seiche prise saute par dessus bord. Tout à coup la T. S. F. signale la sardine entre Vieux-Boucau et Moliets. Rapidement, nous revenons sur nos plates, les embarquons et filons vers le nord. De temps en temps, nous croisons d'autres bateaux avec leurs plates qui sèment désespérément leur appât ; à l'horizon, rassemblement de bateaux.

Nous voici arrivés. Le bateau court sur son erre. Les plates sont lâchées avec une solide provision de rogue. Le bateau voisin, à 500 mètres de nous, est déjà sur la sardine ; il fait son évolution en lâchant son filet et nous voyons sur le bateau qui ondule mollement sur la vague, incliné sur le côté, tous les hommes en train de hâter le filet ; ils ont eu de la chance ; puis un autre commence sa tournée. Décidément la veine n'est pas sur nous. Tout à coup un cri, dans une de nos plates, le marin lève la rame : c'est le signal. Les turluttes sont vite pliées. Nous repartons. Le filet est passé et vérifié et, arrivés à 100 mètres environ de nos plates, on commence à le jeter à l'eau. Le bateau fait une courbe savante, lâchant le filet à toute allure.; le voilà complètement passé, et tout le monde se met à le hâter. Pendant ce temps, les deux appâteurs lancent la rogue le plus rapidement possible; il ne s'agit pas, en effet, de laisser piquer la sardine vers le fond pendant que le filet, dit « bolinch », est en train de la cerner. Le bolinch est un filet à mailles de 8 millimètres de côté qui a plus de 200 brasses de long et 35 brasses de haut (je rappelle que la brasse vaut environ 1m,65).

Le principe de la manœuvre est le suivant : le banc de sardines étant détecté et les appâteurs l'ayant fait monter en surface, le bateau fait tomber le filet en cercle autour du banc. Nous sommes à une profondeur d'eau d'à peine 12 mètres. Le filet posé et cernant le banc de sardines, on tire la ralingue du bas qui porte les plombs ; cette ralingue glisse dans de larges anneaux, et, étant tirée plus vite que la ralingue supérieure qui porte les lièges, se referme comme une bourse dont on tire les cordons et forme une immense cuvette dont les bords se rapprochent sans cesse et dont le fond ne s'arrête pas de diminuer. Les plates sortent de la ligne des lièges, et voici les sardines enfermées dans une simple poche où elles tournent, saisies de panique.

Le filet plonge dans l'eau bleue. La houle nous soulève et nous abaisse dans un mouvement doux, éloignant et rapprochant dans une lente cadence notre bastingage de la cage mouvante, où les prisonnières se heurtent affolées aux parois souples, mais infranchissables, et perdent des milliers d'écaillés, merveilles scintillantes, d'un éclat irisé, tantôt blanc éclatant, tantôt mordoré et oscillant doucement en s'enfonçant dans le bleu des profondeurs. Spectacle féerique ; vrai bouquet de feu d'artifice, impossible à décrire, sous le soleil qui, déjà, déverse sa chaleur et irradie sa lumière dans l'eau toujours plus claire, bien que toujours plus bleue, et dans l'air pur qui emplit les poumons d'une joie délassante et exaltante. Évasion, Alain Gerbaud dans les mers du Sud, Gauguin près des lagons des îles de l'Océanie... Assez de rêve et au travail.

Le coup est moyen : 200 à 300 kilogrammes de sardines avec quelques aiguilles de mer, ces curieux poissons plus minces que des anguilles, avec un bec plus long que la bécasse. Penché sur le bastingage, j'admire le spectacle du filet plongeant. Voilà le filet complètement halé à bord et près de 300 kilogrammes de sardines embarquées. Le bateau recommencera sa manœuvre à plusieurs reprises avant de nous ramener, ce soir, à Saint-Jean-de-Luz. Nous prélèverons toutefois quelques-unes de ces sardines, car il est temps de déjeuner. L'accueil des marins est vraiment fraternel. Je dois goûter les chipirons frits à l'huile et assaisonnés d'oignons et les sardines grillées,dont ma gamelle est toujours remplie et dont la saveur dépasse de loin celle des poissons, que l'on mange dans les villes. Les chipirons sont excellents et les mousses qui, naturellement, n'y ont pas droit, bien qu'en ayant péché la majeure partie, nous regardent avec envie les déguster lentement. La gourde passe à la ronde et il me faut diriger d'un geste sûr le mince filet sur ma bouche qui, bien que grande ouverte., forme un but bien difficile à atteindre. Histoires de pêche. Questions. Explications. Les marins sont avides d'apprendre.

Le temps passe si vite que nous voilà déjà au soir. Nous sommes à plus de trois heures de Saint-Jean-de-Luz. Voici la nuit. De nouveau le phare de Biarritz, ses lumières, puis les feux de la pointe Sainte-Barbe. Le temps fraîchit, la houle se lève. Voici le calme : nous sommes dans la baie de Saint-Jean-de-Luz, après avoir franchi la passe ; enfin le port où une masse de curieux regarde l'arrivée des bateaux ; ils s'intéressent d'ailleurs plus aux thoniers et à leurs prises énormes qu'à nos petites sardines. Encore une rentrée à 10 heures du soir. Je quitte mes nouveaux amis ; leur accueil a été à la fois si simple et si cordial ! Ils repartiront après quatre heures de sommeil pour accomplir un travail agréable certes, pour une fois et par beau temps, mais harassant à la longue, surtout en raison du manque de sommeil.

Lartigue.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 25