Le machinisme agricole moderne et la motorisation ont
provoqué une véritable révolution dans l'économie agricole. Empressons-nous de
dire que cette transformation profonde des techniques a été bien accueillie,
d'une façon générale, par les agriculteurs.
Il y a à cela plusieurs raisons : nécessité de faire face à
des difficultés de main-d’œuvre de plus en plus grandes, nécessité d'augmenter
les rendements et les qualités des produits, nécessité de diminuer les coûts de
production, désir de plus en plus répandu, parmi les jeunes surtout, de
s'intégrer dans le grand courant de progrès de notre temps, de s'ouvrir aux
techniques modernes et de s'en servir pour s'affranchir de multiples servitudes
accablantes, afin d'accéder à une vie plus haute. En un mot, revaloriser une
profession qui est à la base même de toute civilisation et qui constitue le
fondement de notre économie nationale.
Des études ont été faites sur la rentabilité du machinisme.
Les conclusions ont été et demeurent très favorables. Nous fondant sur des
données comptables qu'il serait fastidieux de rappeler ici, nous pouvons
énoncer le principe suivant :
« Partout où une opération agricole peut être effectuée
mécaniquement, il y a intérêt à acquérir, individuellement ou collectivement,
la machine appropriée. »
Mais il est d'une importance extrême de souligner qu'il
s'agit là de rentabilité immédiate. Les agriculteurs savent bien que les
avantages immédiats : diminution de la « pénibilité,» des travaux, du prix de
revient et accroissement des rendements, ne constituent pas les seuls buts
d'une saine gestion agricole, comme cela peut être le cas dans l'industrie. Il
s'agit, en effet, pour le paysan de sauvegarder sa surface portante, de faire en
sorte qu'elle continue à produire toujours et, si possible, des rendements
accrus. Il a constamment les yeux fixés en avant, vers les générations futures.
Son but n'est pas d'exploiter sa terre, de lui faire rendre le maximum et de la
laisser quasi morte pour ceux qui viendront après lui, mais de la ménager, de
l'entretenir, de veiller à sa fertilité perpétuelle, de la « cultiver en
bon père de famille ».
La motorisation ne va-t-elle pas avoir, à cet égard, des
conséquences redoutables et ruiner, en quelque sorte, la rentabilité dans le
temps ? Le problème mérite d'être envisagé sous cet angle.
La terre arable est une chose vivante. C'est parce qu'elle
vit que nous pouvons tirer d'elle notre nourriture. Mais cette terre s'use et,
pour maintenir sa fertilité permanente, il faut « refaire indéfiniment ce sol
». Il est indispensable de lui restituer les éléments exportés par les récoltes
et de le défendre contre l'érosion produite par les intempéries, les pluies, le
vent, les eaux de ruissellement.
Le manteau de vie de la terre, c'est l’humus. C'est le
facteur le plus important de la fertilité. Ce résidu noirâtre provient de la
décomposition du fumier — paille, végétaux et matières organiques. C'est un
colloïde très avide d'eau. II est capable de conserver quinze à vingt fois son
poids d'eau. L'humus augmente donc la capacité des sols pour l'eau. A ce titre,
c'est un précieux élément de correction des terres sableuses trop perméables.
L'humus donne du corps aux terres légères. Souvent aussi, l'argile et l'humus sont
associés et réagissent l’un sur l'autre. L'humus, plus hydrophile, plus gonflé,
fixe les particules d'argile. C'est donc également un correcteur des terres
fortes. De plus, sa couleur noirâtre lui confère une grande faculté
d'absorption de la chaleur. Il contribue à la solubilisation des éléments
nutritifs du sol. C'est, en outre, un aliment des plus complets.
Comment la couche d'humus parvient-elle à diminuer et à
perdre de sa valeur ? Sous l’action de bactéries et ferments, il est transformé
en azote ammoniacal, puis nitrique, et cet azote est exporté avec les récoltes de
céréales futures. Selon les spécialistes de la fertilisation, la proportion minimum
dans les sols de l’humus doit être de 2 p. 100 pour les sols décalcifiés et de
3 à 3,5 p. 100 dans les sols calcaires. Ces proportions doivent être maintenues
envers et contre tout, et c'est là un des grands problèmes auxquels ont à faire
face les agriculteurs modernes.
L'humus s'entretient, se reconstitue ,et s'accroît par les
restitutions organiques, c'est-à-dire par le bon fumier de ferme. Ce fumier
indispensable implique l'existence d'un cheptel vif nombreux. D'aucuns ont cru
que le machinisme et la motorisation supprimeraient le bétail. Les restitutions
organiques de celui-ci seraient remplacées par les engrais chimiques. C'était
peut-être une conclusion logique, mais cette conclusion ne tenait pas compte du
fait que la terre est une réalité biologique. En l'occurrence, la logique doit
céder le pas à la biologie et il s'agit de maintenir constant un équilibre de
vie entre le végétal et l'animal, si l'on veut que la terre continue à vivre et
à produire. L'agriculteur qui s'équipe en moteurs, tracteurs, machines —
cheptel mort— ne devra pas liquider son cheptel vif, c'est-à-dire son usine à fumier.
Faudra-t-il alors qu'il conserve ses bêtes de trait et grève, de ce fait, son
budget de frais qui seraient, en fin de compte, insupportables ? Non, mais-il
est indispensable, sous peine de porter un coup mortel à sa terre, de remplacer
ses bêtes de trait, poids pour poids, par du bétail de rente ; en principe, il
faut avoir « une tête de gros bétail par hectare ». Motorisation ne doit donc
pas signifier suppression de toute vie animale à la ferme. Les Américains ont
cru pouvoir appliquer cette formule, les Russes aussi, dans certaines régions ;
ils ont eu des rendements satisfaisants à coup d'engrais, mais, très vite, ils
se sont aperçus que c'était là une formule de mort. Une formule d'exploitation,
mais pas une formule de paysan. La politique d' « après moi le déluge »,
mais pas celle du « bon père de famille ».
Ajoutons, toujours en ce qui concerne l'humus, qu'il
convient de s'abstenir de brûler les pailles et chaumes provenant des récoltes
à la moissonneuse-batteuse. Éviter également, le plus possible, la vente des
fourrages. Dans les sols en bon état, on peut enfouir la paille, mais, en règle
générale, il est préférable de la transformer en fumier. Au sujet des chaumes,
des déchaumages précoces sont nécessaires.
Les terreaux de gadoues constituent une excellente fumure dont
la valeur est assez voisine de celle du fumier. Les engrais verts peuvent
donner de bons résultats, Il faut souligner, toutefois, que, si les
légumineuses ont une incidence très satisfaisante sur la fertilité, elles
doivent occuper le sol durant toute une saison. Mais le fumier ne règle pas
complètement la question de la fertilité permanente des terres. Les éléments
exportés par les récoltes : azote, potasse, phosphore en quantités très
importantes, ne sont pas restitués en totalité par le fumier. Il est donc
nécessaire d'utiliser des engrais complémentaires en tenant compte des lois
fondamentales suivantes :
— loi de restitution : rendre au sol tout ce que les
récoltes lui ont ôté ;
— loi de minimum : on pourra, en effet, gorger son sol
d'engrais, s'il manque un seul des éléments nécessaires, ou si, pour l'élément
considéré, le minimum n'est pas atteint, la plante n'atteindra pas un
développement convenable ;
— loi du rendement proportionnel : chaque plante possède un
rendement maximum et, là encore, le sol pourra être gorgé d'engrais et posséder
une couche d'humus d'une épaisseur extrêmement importante, si ce maximum est
atteint, ce surplus d'engrais ne sera qu'une perte d'argent pour l'agriculteur,
mais le rendement ne sera pas dépassé.
L'important est de réaliser l'équilibre des fumures. La dose
d'éléments fertilisants d'une terre et l'élément fertilisant minimum, pour une
culture donnée, seront révélés par une bonne analyse du sol.
Il est souhaitable de voir se développer ce grand courant de
progrès dans la mécanique agricole et, d'ailleurs, dans tous les domaines de la
vie rurale. Qu'on nous permette, à cet égard, de faire une petite parenthèse et
de signaler qu'actuellement plus de vingt-six mille communes n'ont pas de distribution
d'eau potable. Cette situation, si fâcheuse, marque tien l'immense effort qu'il
faut très vite entreprendre pour rattraper un retard qui, s'il se prolongeait,
risquerait de compromettre l’ensemble de notre redressement.
Dans le domaine de la motorisation, il convient de favoriser
le plus largement possible, par une politique adéquate de crédit, l'équipement
de nos fermes. Mais cet effort d'équipement doit être mené de pair avec le
développement de notre cheptel vif. Le bétail, rappelons-le en terminant, c'est
le générateur d'humus.
La mécanisation ne saurait supprimer impunément l’animal.
Certes, elle libère l'homme de la. peine, elle allège son effort, elle l'élève,
mais elle ne modifie en rien les relations qui lient le végétal, l’animal et la
terre. Pour avoir méconnu ces lois, des pays tels que l'Afrique du Sud, le
Congo, le Brésil, la Chine, certaines régions des États-Unis, du Mexique, de la
Russie, éprouvent un véritable désastre. Nous devons, quant à nous, faire
preuve d'une extrême vigilance en ce qui concerne le problème de l’humus, afin
d'éviter de semblables aventures.
G. Delalande.
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