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Notes de voyages

Dans les déserts sud-africains

A l'époque où se situent les événements de ce récit qui remonte maintenant à un peu plus d'une vingtaine d'années, le tramp sur lequel mes armateurs m'avaient placé comme subrécargue venait de déposer à Walfishbay une importante cargaison de bois du Gabon. Il s'était rendu ensuite à 200 milles plus au sud, au mouillage mal abrité de Ichabo-Island, où un chargement de guano destiné à un port de la mer du Nord commençait par petites palanquées à remplir ses cales vides.

Ichabo-Island est une petite île située sur la côte du Sud-Ouest africain, entre Walfishbay et la baie d'Angra-Pequena, plus connue sur de nombreuses cartes sous le nom de Lude-ritzbay. C'est la plus importante des îles à guano que le gouvernement de l'Union Sud-Africaine exploite dans cette région, car pendant dix mois de l'année elle est littéralement couverte d'une innombrable quantité de pingouins, de cormorans et de goélands, qui s'y rendent pour faire leur couvée. Seule l'extrémité nord de l'île est habitée par une mince et plutôt misérable population noire, employée à la récolte du guano sous la direction des préposés du gouvernement. Tous les ans, cette récolte se fait pendant les mois d'avril et de mai, la seule période où les oiseaux sont absents de l'île, et elle doit obligatoirement cesser à leur retour, qui, paraît-il, se fait si brusquement qu'en l'espace de quelques heures toute l'île en devient comme recouverte d'un tapis animé.

Un violent coup de vent du nord-ouest accompagné d'une forte houle du large, phénomènes imprévisibles et assez rares en cette région, nous fit cependant interrompre pour un temps notre paisible occupation. En de semblables circonstances, il est utile, en effet, de se méfier de la tenue des ancres dans un fond de pâtés de sable et de roche, comme celui où nous étions alors mouillés. Bon gré mal gré, nous dûmes finalement prendre le large.

Cette manœuvre, à laquelle personne n'avait pensé une heure seulement plus tôt, nous mit dans l'obligation de pousser bien trop activement les feux de nos chaudières. Aussi, dès que nous fûmes partis, les avaries inévitables à la suite d'un tel procédé ne manquèrent-elles pas de se manifester par de nombreuses fuites de vapeur en divers endroits de la chaufferie. Notre départ eut néanmoins l'avantage de nous épargner des accidents plus graves, et après quarante-huit heures l'état du temps nous permit de retourner au mouillage et d'y reprendre le travail. Ici, l'ensemble des avaries constatées firent prendre au capitaine la décision de retourner à la première occasion à Walfishbay, où la rade est mieux abritée au regard d'une réparation de quelque durée et où, d'ailleurs, nous devions charger du cuivre et de l'étain. Nous y mouillâmes trois jours plus tard.

II convient de rappeler ici que, dans cette région, la côte affecte sur une longueur de 1.500 kilomètres un caractère particulièrement peu hospitalier. Un immense bourrelet de dunes, large en moyenne de 25 kilomètres, s'élève immédiatement en arrière de là côte pour céder ensuite la place au désert de Namib, qui monte en pente douce pendant une ou deux centaines de kilomètres jusqu'aux premiers contreforts du grand plateau colonisable de l'intérieur. Ces contreforts, dont l'altitude va par endroits jusqu'à 2.000 mètres, présentent une structure à base de granit, de schiste, de gneiss, voire, par endroits, de porphyre ; ils offrent, du point de vue géologique, un intérêt certain et multiple.

Soucieux, de par mon rôle de subrécargue, de profiter de l'arrêt forcé du navire pour lui trouver, en la circonstance, un maximum de fret, j'avais repris contact à Walfishbay avec le transitaire qui avait réceptionné notre bois quelques semaines plus tôt. C'était un Allemand de Swakopmund, du nom de Horn, dont le séjour dans le pays remontait à l'époque de la colonisation allemande. Je fis, par son truchement, la connaissance de plusieurs commerçants de cet endroit, où par la suite je me rendis fréquemment avec succès, car le tonnage des marchandises à embarquer à Walfishbay s'accroissait à chacun de mes voyages.

Ce fut au cours d'un de mes nombreux pourparlers d'alors qu'un soir je mentionnai incidemment mes velléités d'approcher la région montagneuse. Mes partenaires accueillirent l'idée et avec une complaisance toute coloniale — trop vite même à mon gré, — trouvèrent à mettre sur pied les moyens de la réaliser. En moins d'une heure, en effet, je me vis à la tête d'une voiture de puissance moyenne, louée à la journée par un nommé Janssen, qui faisait état à la fois d'hôtelier, de garagiste et de transitaire à Swakopmund.

Muni de provisions pour trois jours, je partis le surlendemain.

L'effort auquel je dus soumettre la voiture en la faisant avancer dans le sable profond des rues démesurément larges de Swakopmund me fit presque peur. Sur la piste — qu'on appelle « pad » dans ce pays, — j'arrivais à faire une moyenne de 30 kilomètres à l'heure. Elle était jalonnée de balises bizarres, parmi lesquelles un vieux tracteur à vapeur, rouillé et irrémédiablement enlisé, était la plus remarquable. Ma voiture ralentit parfois, s'enlisa, mais réussit chaque fois à reprendre de la vitesse. De grosses pierres jaillissaient contre les garde-boue et le dessous du châssis. Pendant des heures, la peur de m'arrêter et de m'enliser dans le sable m'empêcha de céder à la torpeur, où la chaleur, la lumière trop intense et le bruit de ferraille du vieux moteur tentaient sans cesse de me plonger. Puis vint le moment où la chance sembla vouloir me quitter.

Après 120 kilomètres d'un pénible parcours sur la piste désertique et à une cinquantaine de kilomètres à peine de l'énorme falaise que j'avais voulu voir de près, un gros éclat de pierre chassé par les roues vint heurter si malencontreusement la boîte de l'accumulateur que celui-ci en fut démoli. Il était 13 heures quand mon moteur s'arrêta net ...

Deux heures plus tard, un éleveur allemand de l'intérieur passa en voiture pour se rendre à Swakopmund. Il était en compagnie de sa femme, et tous les deux se chargèrent d'informer Janssen de mon arrêt et de lui faire envoyer un accumulateur par la première occasion qui remonterait le pad.

Autour de moi s'étendait le désert pierreux et vallonné du Namib, que j'avais maintenant l'occasion de contempler en toute quiétude, et dont les horizons lointains vibraient sous l'ardeur d'un implacable soleil. Comme une bande violette parfaitement dessinée s'étendait dans l'est le bord montagneux des hauts plateaux dans l'atmosphère pure du NamiB. Je savais que la ligne de chemin de fer se trouvait quelque part dans le nord et, plutôt dans l'intention de me procurer une occupation que de trouver dans cette région désolée une chose qui pût être d'un intérêt quelconque, j'entrepris de faire quelques kilomètres dans cette direction, sans d'ailleurs trouver sur mon chemin la moindre trace de vie animale ou végétale.

Et pourtant la trouvaille que je devais faire au courant de cet après-midi était de nature à me dédommager largement des illusions dorénavant perdues d'aborder la limite orientale du désert. Ayant franchi le sommet d'une faible élévation du terrain, je faillis, en effet, trébucher sur une chose inattendue et monstrueuse, dont l'aspect tout d'abord m'effraya et me fit reculer. Pendant un horrible instant, je m'étais cru en présence d'une énorme pieuvre, qui étendait à 5 mètres ses gigantesques tentacules...

C'était la Welwitschia mirabilis, appelée quelquefois Tumboa Bainesii, de la famille des gnétacées, que l'Autrichien Welwitsch avait trouvée, pour la première fois, dans ce même pays en 1860. Cette plante est un cousin très éloigné de nos conifères, car c'est un gymnosperme, mais combien rabougri ! Sur une racine conique et profonde s'élève à une trentaine de centimètres au-dessus du sol un tronc ligneux, épais et rond, d'une grosseur bien supérieure à celle de la racine. Le dessus en est plat et comme fendu suivant un diamètre. Aux sommets des deux demi-cercles ainsi formés naissent les deux seules feuilles, qui rampent ensuite sur le sol pierreux en continuant de s'allonger pendant toute la durée de la vie de la curieuse plante. Ces feuilles très épaisses ont des nervures parallèles et des bords arrondis ; elles ont une contexture assez solide, un peu comme du vieux cuir, et se fendent à partir de la base en longues lames, qu'on est tenté de prendre pour des feuilles indépendantes.

L'appareil reproducteur de la welwitschia est le plus évolué parmi ceux de toutes les espèces connues de gymnospermes, car ses fleurs, males ou femelles, posèdent un embryon de corolle. L'espèce est dioïque. L'inflorescence des plantes mâles est une sorte d'épi à quatre arêtes et autant de faces, composée de larges bractées se recouvrant les unes les autres à la façon des tuiles d'un toit ; le tout ressemble aux pommes de pin de nos conifères. Les fleurs femelles, de forme analogue, sont plus grandes. Le fruit est une sorte de pomme de pin à section quadrangulaire où chaque carpelle abrite une graine munie de larges ailes.

Cette plante, dit-on, peut atteindre l’âge de cent ans. La racine des individus âgés contient une grande réserve d’humidité, et le diamètre du tronc atteint alors 50 centimètres. La welwitschia est la seule espèce de son genre.

Ajoutons qu’en dehors de la welwitschia l'étonnante famille des gnétacées comprend deux antres genres : les gnètes et les éphèdres.

Les gnètes sont exclusivement tropicales ; dans l’île de Java, certaines espèces sont utilisées comme comestibles ou pour leurs propriétés médicinales.

Les éphèdres vivent sur les plages des pays tempérés. Il en existe une seule espèce en France, c'est l’Ephedra distachya de la côte d'Azur, dont on utilisait autrefois les feuilles et les fleurs comme astringents. Ses fruits acidulés et comestibles sont bien connus de tout le monde sous le nom de « raisin de mer ».

Mort de soif, fatigué et sale, je me retrouvai près de la voiture au moment où le soleil venait de se coucher. J'avais, heureusement, emporté de quoi me restaurer. Mais cette solitude nocturne me parut sinistre et son silence angoissant. Vers 22 heures, la lune, encore croissante, apparut à l’horizon et sembla éclairer alors un paysage d'une autre planète. Je finis par m'assoupir à mon siège et dormis d'un sommeil de plomb.

Mais alors, vers le milieu de la nuit, une chose insolite me fit sursauter. J’avais la sensation très nette qu'à l'instant la voiture venait tant soit peu de bouger. Et voilà qu’un bruit, comme si quelqu’un frottait avec un objet dur le cuir du toit de la voiture, acheva vite de me réveiller. Je vis alors qu'à l'extérieur, du côté opposé à mon siège, un énorme chien se tenait dressé sur ses pattes de derrière, occupé apparemment à inspecter le dessus de la cabine. Énervé par l'étrange apparition et plutôt par réflexe, je frappai de ce côté quelques forts coups contre la vitre. La bête, surprise, recula et s'en fut d'un petit trot léger, tout en jetant des regards vers l’objet de ses préoccupations. Je pus alors distinguer, dans la faible lumière du clair de lune, qu'il s'agissait d'un grand danois, de la race de ceux qu'au temps de mon enfance les bouchers de mon pays avaient l’habitude d'atteler à leurs charrettes. Mais ici la bête me parut plus forte- et de couleur sable. Les traces que j'en retrouvai le lendemain me firent comprendre qu'elle avait longtemps rôdé autour de la voiture.

Vers l’heure de midi de ce jour, le camion d'un colon remonta vers l’intérieur et déposa près de moi Janssen en personne, auquel on avait dû faire un récit exagéré de l'état de la voiture. Il apportait un accumulateur et des quantités de bouteilles de la bière fortement alcoolisée que les colons consomment dans le pays.

En moins d'une demi-heure, nous étions en route vers Swakopmund. Janssen, bien habitué au pad, conduisait ici à 50 à l'heure et ne ralentit qu'aux endroits difficiles. On causait du Namib. J'appris avec regret que, si j'avais seulement réussi à pousser une dizaine de kilomètres plus loin, je me serais trouvé dans la région où le cactus, l’aloès, des euphorbiacées et des tamariniers annoncent l'approche des prairies de intérieures où l'on rencontre déjà l'élégant springbok, le gibier national du pays.

Janssen connaissait la welwitschia, sans pourtant l'avoir jamais regardée de près ni savoir son nom.

— A quoi bon ! me dit-il, même les bêtes ne savent qu'en faire. Les naras, au moins, ça sert à quelque chose !

— Les naras ?

— Une espèce de melon sauvage qui pousse par ici.

— Et ça se mange ?

— Je n'en ai jamais goûté. D'ailleurs ça vous détraque 1'intestin. Les Hottentots s'en nourrissent et les chacals.

C'est eux qui traînent la semence partout. D'ailleurs, si ça vous intéresse, il y en a dans les dunes du côté du Swakop, pas loin d'ici..

Et, tout en filant vers l'ouest, on quitta le pad pour se rapprocher du lit de ce fleuve hypothétique qui, parait-il, ne, réussit à charrier de l'eau que tous les dix ou quinze ans, mais où les indigènes en trouvent toujours en creusant dans le lit des trous parfois profonds.

Au bout de quelque temps, Janssen me désigna une espèce de vallon entre de hautes dunes, ou effectivement je pouvais distinguer d'épais buissons squelettiques absolument dépourvus de feuillage. On s'y arrêta.

Je n'avais jamais entendu parler de cette étrange végétation, dont je n'ai pu savoir le nom et certaines particularités qu'après avoir consulté une petite flore du Cap que j'avais laissée à bord. II s'agissait là encore de l'unique espèce d'un genre : Acanthosicyas horrida, appelée naras par les indigènes et appartenant à la famille de nos cucurbitacées de France. La plante forme un buisson, sans feuilles à nombreuses branches très divisées et très épineuses, enchevêtrées entre elles à l'extrême limite du possible et d'une longueur allant jusqu'à 12 mètres. On imagine ce que cela peut donner ! Les racines, de la grosseur d'un bras, s'éloignent parfois à 15 mètres pour trouver 1e peu d'humidité qui peut se rencontrer dans le sable chaud et sec des dunes. Ces haies constituent des barrières absolument infranchissables, voire inabordables, de 1m,50 de haut. Les belles et grandes fleurs dioïques, jaunes comme celles de nos melons, mais à étamines rouges et pourvues d'un calice d'un beau vert clair, contrastent singulièrement avec le caractère si repoussant de l'ensemble.

Et pourtant ces horribles haies font le bonheur des Hottentots, car leurs beaux fruits jaune-orange et de la forme d'un melon d'une grosseur de 10 à 15 centimètres, que par un miracle d'organisation cet être épineux réussit à sortir du néant, ont une saveur agréable et un parfum très aromatique. Ces fruits forment même, à certains moments de l'année, la principale nourriture des naturels, qui les sèchent en quantité pour les conserver. Cependant les personnes qui n'en ont pas l'habitude — et je l'ai essayé — ressentent après l'absorption du fruit de fort désagréables brûlures dans le gros intestin. On a dit aussi que la sève fait coaguler le lait. La graine se consomme pareillement, elle contient un produit huileux qui possède la saveur de nos noix. Janssen me dit que les indigènes la vendaient à Swakopmund et que, sous la dénomination de « butter-pits » (fossettes à beurre), elle était exportée au Cap où les huileries en faisaient un usage constant.

Souriant et intrigué, Janssen me regardait prendre des notes et des croquis...

— On m'avait dit pourtant que vous étiez marin me dit-il au moment où la voiture se remit à rouler,

—— En, effet, mais on peut s'intéresser à tout. Tenez, cette nuit, j'ai vu en plein Namib un grand danois...

— Un grand quoi ?

Et je me mis à lui raconter l'histoire de l’énorme chien. Alors Janssen éclata de son gros rire sonore :

— Mais vous ne semblez vous douter de rien, mon pauvre ami : cette bête n'était pas un chien, c'était un lion !

Et, redevenu sérieux, voyant mon silence, pensif, il ajouta après un temps :

— j'avais oublié de vous le dire, mais il vaut mieux emporter une arme quand on veut passer la nuit au Namib.

René R.-J. Rohr,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 61