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Le chevreau

Il s'agissait de savoir ce qu'était ce point brun, au milieu d'un pré, suspendu sur le torrent : si citait une pierre, comme j'en étais certain, ou un chamois, comme le prétendait Marcellaz. En ce jour de juin, nous n'avions pas les carabines, nous revenions simplement d'une visite aux bergers des hauts alpages, nouvellement installés, mais à n'importe quelle époque de l'année un chasseur des Alpes ne peut distinguer, à toute vue, une ombre insolite qui risque d' « en être un » sans sortir immédiatement sa jumelle. C'est d'ailleurs parfaitement logique, car le gibier a ses habitudes immuables et, à l'automne, on ne fouille pas les parois au hasard avec la Zeiss « achetée » pour pas cher à la guerre, mais on va de suite aux endroits où, deux mois ou dix ans auparavant, on a déjà vu quelque chose.

Allongés depuis un bon moment, la tête seule dépassant la crête, nous regardions à en fausser les prismes des jumelles : l'objet était bien indistinct, et il y avait 2 bons kilomètres à vol d'oiseau. Finalement, nous fûmes récompensés de notre patience : le « rocher » avait bougé, incontestablement, puis repris sa position première.

- On l'approche ?

- Allons-y !...

Je nourrissais alors des espoirs photographiques, dans l'ignorance des clichés ahurissants, faits dans les réserves de chasse suisses, où l'on met les figurants en place en leur montrant un paquet de carottes. Et puis, même sans arme, une approche est une belle chose. Mieux : en chasse, à 100 mètres, on ne peut se tenir de tirer, tandis que, lorsque la question coup de fusil ne se pose pas, il est possible, avec bon vent et un stock de patience, d'arriver à une proximité que je préfère ne pas chiffrer, car personne ne me croirait.

Mais la rive où était le chamois, à notre niveau mais de l'autre côté d'une gorge, allait nous demander pour y accéder une bonne heure de descente, suivie de deux heures de montée. Peu de chose toutefois, si cela nous permettait de contempler un moment - sans arrière-pensées - notre bête en liberté.

Déjà j'avais pris le sentier, et Marcellaz était sur mes talons. Des touristes, rencontrés au pont du torrent, durent se demander où allaient ces enragés, qui, sitôt qu'ils avaient fini de dévaler, attaquaient la pente de l'autre rive comme si leur vie en dépendait. Tout à fait une allure de cyclistes du Tour de France. Cependant notre « gibier » était moins loin que nous ne le pensions, et bientôt nous débouchions dans la paroi, sentant vaguement qu'à chaque nouvelle arête de ravin nous pourrions peut-être « voir ».

Marcellaz avait sorti sa jumelle, pendue au cou par une courroie et fourrée sous son chandail, pour la protéger des chocs et l'empêcher de ballotter. II avançait à quatre pattes, et j'attendais un signe pour bouger, selon notre très simple code de signaux.

(- La main ouverte derrière le dos : « Halte ! »
- Un seul geste d’arrière en avant : « Viens doucement. »
- Le même geste répété : « Viens vite ! »)

Quand ses yeux eurent dépassé les herbes de la crête, je sus tout de suite, à la lenteur de sa main, qu'il fallait arriver en rampant, tout doucement, comme sur des œufs, et que sans le savoir nous étions parvenus beaucoup plus près que nous ne le pensions.

A mon tour, j'ai levé le front. Le chamois n'est pas à 100 mètres, sur une « range » d'herbe coupée de buissons de vernes et de rhododendrons. Il est couché à l'ombre, mais bien visible sur le jaune clair de l'herbe sèche : une jeune chèvre de trois à quatre ans. Et ensemble nous avons crié - à voix basse : « Un petit ! »

Ce n'est pas un jeune de quelques jours, un petit être gros comme un agneau de naissance et qui déjà bondit et danse comme père et mère, c'est un petit chamois d'un mois, à la tête marquée de brun, de noir et de blanc, qui est couché contre sa mère et semble dormir en toute tranquillité, certain qu'elle veille.

- Vise donc où ils sont : nous les tenons comme dans la main !

On pourrait le croire. Le pré est un vrai balcon, supporté par un mur de roches d'une soixantaine de mètres, rigoureusement à pic, et que domine une autre paroi encore plus haute. Il a peut-être dix pas dans sa plus grande largeur et une centaine de mètres de long, encombré par endroits de broussailles basses à hauteur de genou, et se termine à l'autre bout par un passage aussi étroit que celui qui lui donne accès de notre côté - 30 centimètres de corniche, environ.

- Mon vieux, attends seulement que je passe là-bas, et nous les aurons cernés. J'ai bien envie de descendre le petit chez moi, pour le faire voir à mes gosses.

- Et puis ?

- Et puis on le lâchera. Il crèverait d'ennui en captivité. Je te dis que je le tiens.

Pour ma part, je ne suis pas si affirmatif, mais cela vaut la peine d'essayer, et je me rase dans l'herbe, tandis que, à reculons, mon camarade s'en va retrouver le sentier et contourner la pointe qui domine les chamois. Encore trois quarts d'heure sans bouger, sur la roche qui brûle, avec ces idiotes de sauterelles qui, tout à coup, sautent de leurs touffes d'herbes sur ma tête. Et le temps passe, sans que la mère ni le petit ne bougent, et je commence à m'impatienter. Tout à coup, il y a du nouveau… De ma place, je ne puis pas voir Marcellaz, mais indiscutablement il s'est montré, ou a fait du bruit, car la chèvre est debout, le cou tendu, et le petit debout contre elle sur ses jambes anormalement hautes. Ils regardent tous deux l'étroite corniche de terre et d'herbe, au bout du pré, où, en effet, il me semble voir bouger quelque chose, puis font demi-tour et viennent sur moi au grand trot. Je suis debout d'un bond, barrant l'autre issue, et ils s'arrêtent, figés en place, comme des chamois de bois sculpté dans une vitrine de Chamonix.

Ce qui suit s'est passé en quelques secondes. La chèvre et le chevreau ont disparu dans les vernes, le temps d'un éclair, et tout de suite après nous entendons rouler des pierres au-dessus de nos têtes. D'un élan, le chamois s'est élancé jusqu'à une éraflure de rocher, à 5 mètres au-dessus de nos têtes. Il monte dans une fissure, tantôt coincé, tantôt écartelé dans le rocher, ses sabots durs arrachant des pierres tout le long du mur, et finalement disparaît, sa silhouette se détachant une seconde sur le ciel. Tous deux, nous nous sommes arrêtés peur le voir grimper.

- En tout cas, le petit est entre nous deux, il n'a pas suivi.

Ça, c'est incontestable, incontestable également que nous ne le voyons nulle part. Il doit être rasé sous quelque buisson, voire même au pied d'une touffe de rhodos ; il lui faut si peu de chose pour se dissimuler.

- Écoute, je vais rester là, pour barrer le passage. Toi, tu vas venir sur moi, en battant bien partout. Et ouvre l'œil, si tu en es capable.

Vexé, je fais quelques pas, tapant du bâton sur toutes les plantes qui me semblent capables de cacher une souris. Arrivé à chaque verne, je scrute du regard les branches et les racines, avant de battre le feuillage de ma trique, en même temps que je pousse des cris inhumains. A coup sûr, le chevreau va finir par se lever, devant cette battue tumultueuse. A mesure que j'avance, je me tiens prêt à sauter sur lui, s'il débouche de quelque recoin de caillou, mais j'avance, j'avance, et bientôt il n'y a plus entre Marcellaz et moi que dix pas, dix pas sur de l'herbe rase où il n'y a rien, pas plus que sur la main.

- Pas possible, et pourtant il est là.

- Viens-y donc, si tu es si malin...

A grandes enjambées, je regagne mon point de départ, et c'est l'autre maintenant qui bat le terrain. Il le fait avec méthode, mètre par mètre, lançant des pierres, tapant du bâton et hurlant comme en pleine réunion électorale. Lorsqu'il arrive à me toucher, il n'a qu'un mot pour qualifier la situation : « Oui, celui-là ! »

Et, comme s'il n'attendait que ce signal, le petit chamois s'est dressé. Au bout de la corniche par où est arrivé Marcellaz, la chèvre est debout, qui siffle son « pchu ! » d'alarme, suivi d'un bêlement bas. En quatre sauts de puce, son petit l'a rejointe.

Ensemble, nous répétons ce que vient de proclamer Marcellaz, comme si ce cantique allait déclencher un miracle.

- Tu ne l'avais pas vu ?

- Ah ! mon bon, toi non plus.

- Mais où était-il ? Pas possible, nous avons marché dessus.

Pouce à pouce, nous avons repris le terrain, comme à la loupe, sans pouvoir rien distinguer qui puisse nous renseigner, puis le Savoyard s'assied et sort sa gourde. Un bon coup de blanc, nous le savons, pousse à la philosophie. Ayant bu, Marcellaz déclare :

- Dans la vie, tout dépend des femmes qu'on a eues étant jeune…

Et comme je ne réponds pas, moi-même occupé à boire, il conclut :

- Mais tout ça ne nous dit pas où était caché ce sacré petit cornard !

Pierre MELON.

Le Chasseur Français N°648 Février 1951 Page 67