Dans la famille des « raies » que nous avons
passée en revue (1), les torpilles ont une place particulière. C'est par elles
que se terminera aujourd’hui cette promenade chez les poissons à aplatissement
ventral. Mais d’abord, quelle est leur situation exacte dans cette famille dont
le nom scientifique est « hypotrème » ? (Ce qui veut dire :
« ouvertures par en dessous », ces poissons ayant des fentes
brachiales ouvertes sous la tête, alors que ces fentes sont latérales chez les
squales, leurs cousins.)
La distinction entre les divers hypotrèmes se fait par la
forme du « disque », c’est-à-dire du corps aplati. Alors que, chez
les raies proprement dites et les trygons (ou pastenagues), il est losangique,
le voici circulaire ou ovalaire chez les torpilles, plus exactement chez
l'ensemble des poissons dits « torpédiniformes ».
Dans nos mers, il n'existe que deux espèces de torpédiniformes :
Torpedo marmorata, de coloration très variable, et Torpedo oculata,
qui porte sur le dos cinq belles taches et qui n'est probablement qu'une
variété de la précédente.
Mais, pratiquement, ce qui est intéressant chez les
torpilles, c'est leur appareil électrogène.
Même leurs mœurs en sont influencées. Si les torpilles sont
en effet les plus paresseux des poissons, presque toujours ensevelies dans le
sable, c’est qu’il ne leur servirait guère de nager. Elles n’ont besoin ni de
se défendre ni d’attaquer. L’électricité dont elles sont chargées leur suffit.
De chaque côté de la tête, leurs organes électriques forment
deux grosses masses en forme de reins, gélatineuses, translucides. Ils sont
intimement constitués par des prismes hexagonaux, hauts de 4 centimètres
environ, dont l’ensemble est comparable à des orgues de basalte. Chacune de ces
colonnettes est elle-même formée par un empilement de pièces appelées « disques
électriques », épais chacun de 16 millièmes de millimètre seulement et
innervé par des nerfs spéciaux se ramifiant à la surface de chacun. Une
torpille possède 300.000 à 400.000 de ces disques.
On ne peut pas ne pas évoquer la pile de Volta, empilement
de disques métalliques. C'est en effet exactement comme une telle pile que
fonctionnent les organes électrogènes non seulement des torpilles, mais de tous
les poissons électriques, silures et gymnotes en particulier.
Moins apparente, mais certaine pour les anatomistes et les
embryologistes, est la ressemblance avec un muscle « strié ». Tous
les muscles produisent de l’électricité. L’organe électrogène de la torpille n’est
qu'un muscle, lequel s’est différencié à la fin du développement embryonnaire ;
ce muscle spécialisé produit davantage de courant qu’un muscle ordinaire, voilà
tout. (D’ailleurs, tous les hypotrèmes sont plus ou moins légèrement électrogènes.)
Si on réunit le dos et le ventre d’une torpille et si l’on
excite l’animal, on constate le passage d'un courant allant du dos au ventre.
La décharge, mesurée par d'Arsonval, dépasse 300 volts en circuit ouvert et, en
circuit fermé, atteint 8 à 17 volts avec un débit de 1 à 7 ampères. Elle peut
allumer trois lampes à incandescence et faire briller un tube de Geissler.
De rares baigneurs qui ont mis le pied sur une torpille
cachée dans le sable d’une plage et tous les pêcheurs qui en ont pris dans les
filets ont fait l'expérience de cette décharge électrique ; le membre est,
un moment, comme endormi, comme paralysé.
On conçoit que cette décharge puisse totalement immobiliser
de petits poissons qui viennent à toucher la torpille ou qui, seulement, l’eau
de mer étant bonne conductrice, passent près d’elle. Aussi l’opinion courante
donne-t-elle à la torpille de singulières méthodes de chasse : attendre
que le gibier vienne sur son corps recouvert de sable, ou bien se précipiter
sur lui pour simplement le toucher ; paralysée, la proie serait alors
facilement dévorée.
De telles mœurs sont admises par presque tous les auteurs, y
compris Paul Portier dans son étude sur les poissons électriques. Mais Louis
Roule les met en doute : l’observation des torpilles en aquarium,
argue-t-il, n’a jamais rien montré de semblable. Au contraire, dans les bacs d’acclimatation,
des poissons peuvent nager auprès des torpilles et même les frôler sans qu’ils
manifestent aucun trouble. Alors ? Les torpilles ne chasseraient-elles pas
autrement que les autres hypotrèmes ? Leurs décharges électriques ne leur
serviraient-elles que dans le cas très improbable où un gros poisson (un très
gros, car les torpilles dépassent parfois un mètre) voudrait les croquer ?
La chasse sous-marine pourra sans doute, tôt ou tard, répondre
à ces questions. Il est probable que des plongeurs observeront un jour des
torpilles attaquant leur gibier. Pour l’instant, on ne peut tenir pour
certaines les mœurs que notre raison et notre imagination prêtent à la torpille
en vertu de ce principe, tout subjectif, qu’un organe est fait pour servir à
quelque chose ...
Plus que les pêcheurs, les chasseurs sous-marins sont
exposés à recevoir la décharge de la torpille, leur engin métallique étant bon
conducteur de l'électricité.
Parfois ils harponnent la bête enfouie dans le sable en
croyant avoir affaire à une raie. C’est sans méfiance qu’ils saisissent alors
le harpon. La décharge qu'ils reçoivent leur révèle vite quelle est exactement
leur prise. Ou bien ils tirent presque à bout portant, et leur flèche ne sort
pas entièrement du fusil, lequel communique immédiatement le courant.
Il est arrivé à un chasseur niçois, René Maurice, au cap
Ferrat, de transpercer si bien une torpille sur un fond rocheux que le harpon
se ficha dans le sol. Impossible, alors, de saisir l’arme pour dégager la
proie, sans être gratiné d’une bonne secousse ; mais la force des
décharges allèrent decrescendo, et, finalement, le plongeur, entourant
sa main d'un linge, put arracher la flèche.
Quand on a pris une torpille, et qu’on le sait, il faut donc
avoir bien soin de ne pas toucher le harpon. Il faut haler le poisson par le
seul filin.
Ce qui n’empêchera jamais personne de faire une bonne blague
aux copains en les appelant à l’aide, sans dire quel est le gibier qui vient d’être
capturé :
— Tiens ! Veux-tu prendre le harpon ?
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français d'octobre, novembre,
décembre 1950 et janvier 1951.
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