L'Éducation physique moderne ne peut oublier que, à côté du
besoin naturel du mouvement, l'enfant normal éprouve, d'instinct, le besoin de
satisfaire un idéal esthétique et de régler le rythme de ses gestes comme celui
de sa pensée.
N'oublions pas que Platon, Aristote et, plus tard, Schiller
s'accordaient pour estimer que la gymnastique et la musique étaient deux arts
divins donnés en présent aux mortels pour réaliser l'union et l'harmonie de
l'un et du multiple, de l'accord des contraires, la fusion du fini et de
l'infini, le rapport de l'image et de l'idée. Que pour eux l'idéal pédagogique
se traduisait en termes d'esthétique et l'esthétique en termes de morale et de
pédagogie ; et que du souci d'accorder les besoins psychologiques
individuels avec les exigences sociales découlait ce fait qu'en Grèce comme à
Rome les jeux et les fêtes prenaient un caractère national et public, de sorte
que l'art était enveloppé dans la vie.
Tout autre est le caractère de la civilisation et de la vie
modernes, où l'intérêt industriel et économique absorbe toutes les forces de
l'activité sociale et individuelle, où l'art ne semble plus être une nécessité
sociale, comme s'il s'était détaché de la vie pour devenir tantôt luxe, tantôt
métier. L'éducation esthétique est une réaction nécessaire contre la
domestication organisée, contre la désintégration de l'individu auxquelles
tendent les pénibles conditions de la lutte pour la vie moderne. L'enfant a une
tendance naturelle à se défendre contre cette contrainte. Il va au jeu qui
suscite un déploiement de forces, au jouet misérable qu'embellira la flamme de
son imagination. Et le geste humain tend à s'émanciper de la pure adaptation.
L'homme ne révèle l'ampleur de sa personnalité que lorsque dans le cercle du nécessaire
il embrasse le superflu. L'enfant qui crée, ou dont l'imagination cherche à
créer, est joyeux parce qu'il, prend ainsi conscience de sa personne. Il
cherche à s'affirmer comme l'architecte et le constructeur de mondes nouveaux
de pensées et de sentiments, il éprouve de la joie dans le fait de déployer et
d'affirmer ses forces. C'est dans le geste et dans le mouvement qu'il prendra
d'abord contact avec le monde et qu'il satisfera d'abord ce besoin légitime. Et
c'est dans le jeu, dans l'éducation du geste de l'enfance que s'établira, pour
l'avenir, l'harmonie nécessaire entre l'affectivité, la notoriété et
l'intelligence dont dépendra sa personnalité future.
Or la culture du geste, c'est en réalité toute l'éducation
esthétique. Car, d'une part, l'attitude motrice est à la base de tout phénomène
de réalisation et, d'autre part, l'aptitude générale au mouvement part des
possibilités sensori-motrices et du pouvoir expressif du corps en tant que
matière d'art et instrument. Et c'est pourquoi les méthodes utilisant le rythme
et la musique donnent, chez l'enfant en particulier, des résultats si
remarquables.
En effet, l'enfant est un être d'essence musicale. Non
seulement il subit plus que l'adulte l'effet de ses rythmes vitaux, mais
l'objectivation des états intérieurs qui créent ces rythmes devient comme
nécessaire et le geste « est une mobilité générale dont l'instrument est le
corps tout entier ». Et comme l'enfant ne réalise pas encore les entraves
qui provoquent chez l'adulte des résistances à l'expression des émotions, le
rythme naturel de son énergie animale est un rythme dansant. Le besoin
d'expression est dû, chez lui, tantôt à l'amour de la virtuosité, tantôt au
goût de l'imitation. De la danse à la dramatisation en passant par la
gymnastique, la voie est directe. Le geste, avant tout plastique chez l'adulte,
est plutôt, chez lui, expression et mouvement.
Le geste expressif, qui est tantôt inhibiteur et tantôt
expression libératrice, exige, si on lui apprend tout jeune à l'exécuter
correctement et à fond, la répression des réactions involontaires et des
mouvements inutiles, surtout chez lui, dont l'incoordination musculaire,
l'excès de vie animale se refusent à la régularisation du mouvement. Une bonne
éducation esthétique du geste sera une discipline au moins autant qu'une
parure. Elle agira dans le même sens sur son psychisme en luttant contre la
crainte naturelle qu'il a du ridicule et contre la timidité. La musique aide
grandement à cette éducation, car elle donne aux ordres du maître l'accent aux
points où il doit être ponctué. Sans musique et sans rythme imposé, l’enfant,
qui danse par nécessité interne et par plaisir personnel, a tendance, lorsqu'il
improvise, à cause de l'état d'exaltation et d'exubérance lyrique qu'il traduit
alors, à parvenir à l'arythmie et au désordre, et parfois, au contraire, à la
monotonie. Pour créer l'art, il faut atteindre au style, à l'ordre et à la
maîtrise, et renforcer la sensibilité au lieu de la rendre fade, comme les
anciennes méthodes de gymnastique, ou l'exaspérer en la laissant s'exalter sans
limites. Il faut que, par l'intermédiaire du professeur (imitation) et du
rythme imposé (musique) on établisse la collaboration entre la vue, l'ouïe et le
sens musculaire. Le succès est dans le juste dosage de ce qui est dû au respect
du développement musculaire et au respect du sentiment, dont la fantaisie crée
des motifs qu'il suffira de corriger ou de discipliner pour les transformer en
style et en art.
C'est pourquoi nous accordons notre préférence chez
l'enfant, et en particulier pour les filles, à ces méthodes qui associent dans
leur but final l'exécution correcte du geste, sa valeur linéaire et plastique
et une éducation musculaire propre à susciter des sensations rythmiques. C'est
d'un jeu de rythme, de lumière, de son, de volume et de lignes, de mouvement et
d'immobilité, exprimant et soulignant des rythmes affectifs, qu'est faite la
personnalité esthétique de chaque enfant, et il n'y a de véritable beauté que
dans le mouvement. La plus belle des statues, dans son immobilité, n'atteindra
jamais à l'impression esthétique d'un corps en mouvement harmonieux et rythmé.
Dans ce fait que l'intégrité de la vue et de l'audition est nécessaire pour régler
nos habitudes motrices, tout comme les mouvements corporels sont nécessaires
pour arriver à la précision du rythme, nous retrouvons le principe du réflexe
conditionnel. Et ceci est vrai dans le geste d'adaptation professionnelle comme
dans le domaine de l'art. On arrive ainsi à un ensemble pédagogique qui
constitue à la fois le début de l'éducation gymnastique, de l'éducation musicale
et de l'éducation artistique, en partant de la mémoire sensorielle et de la
mémoire motrice. Et dans cet ensemble on peut affirmer la priorité de
l'éducation musculaire à la culture de l'oreille et même de la voix.
Chez les sujets entraînés, on complétera cette sorte de
déchiffrage du geste par l'improvisation qui complétera les notions précédentes
par celles de la poésie et de la pensée traduites par le geste, et qui
affirmeront davantage encore sa personnalité. Tel est par exemple le principe
de 1' « eurythmie » de Rudolf Steiner.
Tel est le principe initial de méthodes qui ont fait jadis
leurs preuves, telles que celles de Dalcroze, Coleman, d'Udine, Isidora Ducan, etc.,
dans lesquelles prédominait le souci de la danse comme instrument d'art et
d'expression symbolique (danses rythmiques) et qui justifie leur succès. Tout
en accordant une large part à cette éducation artistique, elles insistent
davantage pour lui associer l'éducation musculaire, affirmant de cette manière
le but utilitaire sous l'angle du travail et du rendement, réunissant ainsi
dans la science du mouvement l'utile et l'agréable.
Il suffit d'assister à une leçon de gymnastique rythmique,
par exemple, pour constater la supériorité de l'association de la musique au
mouvement complet, continu et arrondi, et pour se rendre, compte qu'elle
constitue la façon la plus logique de substituer aux attitudes saccadées et sur
commande des méthodes classiques les mouvements à fleur de muscle, aussi
naturels que ceux de la nageoire du poisson ou de l'aile de l'oiseau. Le
mouvement naturel est celui du pendule ou du balancier, et non pas celui du
métronome.
Dr Robert JEUDON.
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