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La première arme

J'ai fait feu de mes deux coups et, sans trouver autre chose à lâcher que de basses injures, je suis resté planté là, les bras ballants, le fusil en travers du corps, regardant le magnifique coq de bruyère bleu et noir qui décroissait, piquant dans la pente sur ses courtes et rigides ailes en croissant, pour aller se poser à trois cents mètres en bas de l'a pic, à une heure de marche de là ...

Et, quand j'eus bien épuisé toutes les excuses que j'avais à fournir — les buissons qui cachaient le départ, le bord du rocher tout proche dominant le vide, ma position instable dans cet à pic et le soleil dans mes yeux, — j’'ai songé à recharger. Et j'ai constaté que c'était déjà fait.

Sans m'en rendre compte, j'avais accompli les gestes automatiques, mes mains se passant de ma tête pour faire leur travail. Basculer le fusil, fourrer les douilles vides dans la poche-carnier, prendre des cartouches chargées dans la poche de ma veste close par une fermeture éclair contre l'invasion des brindilles, tout cela s'était fait en parfait état d'inconscience ...

Je me suis assis pour manger un morceau et je n'ai pu m'empêcher de songer à tout le plaisir de nos anciens dont le progrès nous a privé.

Quand j'étais petit, j'allais au poste, en Languedoc, avec mon grand-père tirer des grives sur un cimeau. Il avait un Lefaucheux calibre 14, à broche, tout ciselé et damasquiné, avec sur une platine une bécasse prise au collet, sur l'autre un lapin fort proprement étranglé. Et ces collets étaient faits d'un fil d'or serti dans l’acier bruni. Un cerf ornait la sous-garde, et les chiens étaient en forme de dragons ailés. Arme typique de la vieille arquebuserie, que j'ai pieusement conservée et qui —j'en ai entendu plus de cent fois le récit — avait à son actif un lion tiré en 1861 sur la route de Bougie à Sétif, en compagnie du vieux M. Freyssinet, l'armateur de Marseille.

Chacun des deux héros, comme de juste, prétendait que l'autre avait manqué, ce qui eût été fort excusable, les voyageurs ayant tiré par les fenêtres d'une diligence, dont les chevaux se cabraient tout droits. Mais le lion, un lionceau plutôt, gros comme un terre-neuve et vieux au plus de six mois, était reste sur placé, et le « fusil qui a tué le lion » était pour moi une arme magique, que je ne portais pas à la bretelle sans éclater d'orgueil, aux environs de ma douzième année.

Mais ce fusil de haut rang ne tonnait pas pour les grives. Il restait appuyé dans un coin de la cabane de branchages pour le cas où quelque gros gibier, ramier du bois de pins ou canard des étangs tout proches fût venu à portée. Les grives, c'était moi qui étais chargé de les exterminer.

Pour cela, j'avais hérité d'un fusil à piston à un coup, au canon en damas tout orné de dessins en feuille de fougère, dus au procédé de forge. II devait faire un calibre bâtard, entre le 20 et le 24, et la pincée de poudre suffisante pour descendre une grive à dix mètres, au haut du sorbier, ne me donnait qu'un recul fort supportable.

Mais charger ce fusil était une véritable jouissance, un plaisir que je faisais durer le plus longtemps possible, sachant bien qu'au poste il s'écoule pas mal de temps, après un coup de feu, avant que les oiseaux se rassurent. Plaisir de tirer la longue baguette en baleine, qui coulait à frottement doux dans ses guides de cuivre poli. Plaisir de mettre la poudre, dosée à l'avance à la maison, scrupuleusement, sur une petite balance d'horloger, et versée dans des morceaux de roseau sciés entre deux noeuds et obturés d'un bouchon de liège, chaque bout de roseau contenant une charge. Plaisir de descendre la bourre à fond, du grand geste héroïque qu'ont les grognards de Napoléon sur les vieilles gravures. Plaisir de verser le plomb avec un petit sac en peau de chamois à bec de bronze qui, par un mécanisme compliqué de poussoir et de levier, envoyait une grêle de grains cascader tout le long du canon sonore. Une deuxième bourre bien battue sur le tout, et je remettais la baguette.

Il fallait ensuite armer le chien, découvrant la cheminée, puis enfiler un bout de paille dans la lumière pour vérifier qu'elle communiquait bien avec la poudre, choisir dans une vieille tabatière au couvercle à ressort une amorce de cuivre rouge, vérifier qu'elle n'avait point perdu sa couche blanche de fulminate, l'appuyer du pouce sur la cheminée et descendre le chien au cran de repos.

Alors j'annonçais : « Prêt ? » à haute voix, et mon grand-père, qui avait surveillé la manœuvre en souriant, reportait son regard sur la branche morte où, bientôt, allaient revenir se poser les grives.

Il n'est pas jusqu'à l'odeur héroïque de la poudre à la fumée blanche que je ne retrouve plus aujourd'hui, au départ net et sec de nos pyroxylées. Je ne veux pas dire par là que, à la saison prochaine, je vais arpenter les Alpes avec un fusil à piston, pour l'amour du temps passé, mais je suis heureux, au début du siècle, à l'époque où les guerres mondiales étaient encore à l'état de cauchemar lointain, d'avoir connu ces armes qui avaient été le nec plus ultra de leur temps, et dont le maniement était si amusant pour le jeune garçon que j'étais !

Notre armement est devenu terriblement mécanisé, précis et rapide. Les perdreaux savent d'ailleurs parfaitement s'y adapter et partent à des distances impossibles. Heureusement ! Sans quoi nous en serions réduits à tirer des robots dont l'envol serait déclenché par notre approche, avec un bon pour une boîte de vitamines B au cas eu nous aurions touché d'un nombre suffisant de plombs, ce qui n'est guère excitant que pour les faiseurs de statistiques.

C'est à cela que je songe, assis parmi les aulnes nains et les sapinettes, en regardant mélancoliquement la « creuse » qu'il me faudra traverser pour gagner la prochaine remise où je sais trouver des coqs. Du moins ils y étaient au petit jour, mais ces oiseaux détestables ont dû piéter sans arrêt depuis, et, s'ils ne l'ont pas fait, ils vont le faire dès qu'ils sentiront un chien dans le couvert. Ils me feront descendre, descendre toujours, jusqu'au bord de l'escarpement que je vois d'ici, un balcon si habillé d'airelles et de rhodos qu'un imprudent ou un distrait risquerait de poser le pied dans le vide. Là, ils se laisseront tomber, les ailes presque fermées, sous le nez du chien qui passera la tête par-dessus bord, comme des pommes qui tombent de la branche, et piqueront comme des avions d'assaut jusqu'à la forêt qui pointe en bas des rochers.

Je songe à Tom, le beau braque allemand qui, en haut du grand mur du Malharbet, fit un pas de trop à la suite d'un coq et disparut à mes yeux avec un long hurlement, pour aller s'écraser deux cents mètres plus bas. Ce qui me fait songer à Klam, le successeur de Tom, qui était couché à mes pieds il n'y a que dix minutes ...

Pas de Klam … à moins que ce ne soit lui, cette petite silhouette, de l'autre côté du ravin, qui tantôt tient l'arrêt, tantôt se glisse le ventre par terre au milieu des broussailles basses. L'arme à la bretelle, je suis parti avant de m'en être aperçu, à flanc dans les vernes aux feuilles poisseuses, écartant les branches à pleines mains et butant du pied dans les pierres cachées. J'ai beau me hâter, je sens que j'arriverai trop tard. Au risque de me fouler une cheville, j'ai passé à grands sauts le petit ruisseau caché au fond du creux, sous d'immenses feuilles de rhubarbe, et je monte vers la crête, serrant à pleines mains des poignées d'herbes, vers le chien qui avance toujours, qui avance encore ... et qui, soudain, s'arrête, la tête haute, et revient vers moi.

Je sais, les coqs ont plongé. Si j'avais suivi mon chien, au lieu de rêver de fusil à piston et du lion de grand-père, j'aurais sans doute pu les tirer. Mais le plus beau coq, royalement noir et blanc, avec les reflets bleutés de sa queue en lyre, aurait-il valu le moment exquis que je viens de passer, à quarante ans en arrière, seul avec mes souvenirs ?

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 134