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Le lion

Longuement à l'avance tout avait été préparé.

Ce fut une véritable expédition.

Nous avions deux jours de congé. Nous étions cinq : mes amis J. L ..., J. B ..., et moi-même. Pour une fois, ma femme et ma belle-sœur nous accompagnaient, car nous partions dans un coin idéal : Boundoum.

Situé à environ soixante-dix kilomètres de Saint-Louis-du-Sénégal, Boundoum est un lieu très agréable. Le cadre est enchanteur. L'on y trouve un petit campement où l'on peut passer la nuit et s'abriter, le jour, des cuisants rayons du soleil, une nature exceptionnellement verte et un petit marigot qui met une note joyeuse dans la brousse.

Il était dix-huit heures quand nous arrivâmes.

Aussitôt mes amis et moi-même allâmes reconnaître les lieux, tandis que mon épouse et sa sœur préparaient le repas.

Après le dîner, pendant la veillée, nous bavardâmes de bon cœur.

J. L..., notre grand ami, bien qu'il fût notre aîné de quinze ans, nous racontait avec passion ses aventures de chasseur, aventures que nous admirions sincèrement. En effet, il avait plusieurs lions à son tableau.

A un moment, je lui demandai de nous raconter une de ses plus pathétiques chasses au lion. Je connaissais cette histoire par cœur pour l'avoir cent fois entendue, mais je l'aimais, car je savais qu'elle était véridique.

J. L... s'exécuta avec son amabilité habituelle et sans enjoliver son exploit. Depuis que je le connaissais, jamais il n’avait ajouté à son anecdote un détail pouvant le faire passer pour une sorte de héros. Son récit était simple mais passionnant. Et passionnant parce que réel.

En concluant il ajouta :

— D'ailleurs, les amis, par ici, on voit quelquefois du lion venu de Mauritanie. J'en ai aperçu pour ma part à une ou deux reprises.

Sur ces paroles, nous allâmes nous coucher.

Le lendemain, à cinq heures, nous étions debout. Pendant le « casse-croûte », mon ami J. B ... me confia qu'il avait passé sa nuit à rêver de lions et qu'il mourait d'envie d'en tuer un.

Je partageais son désir. Nous avions décidé d'aller à une petite mare, repère de canards, située à environ trois kilomètres. J. B... dit soudain :

— Si nous tombions sur un lion, que ferions-nous ? J. L ... répondit :

— Nous sommes trois. Cela fait six « 9 grains ». Il y en a encore de trop. Vous réserverez vos cartouches et me laisserez tirer. Je sais où l'atteindre mortellement. D'autre part, la lionne peut se trouver dans les parages et nous tomber dessus. La nuit était d'encre. Nous approchions de la mare. J. L ... nous recommanda le silence, nous avertissant que nous pouvions avoir la chance de rencontrer une biche.

Nous chargeâmes à chevrotines. De temps à autre, J. L ... donnait de petits coups de lampe dans la direction de notre marche. Nous surprîmes ainsi deux lièvres, mais le voisinage de la mare nous empêcha de tirer. Nous avions de la suite dans les idées. D'abord les canards. Puis, si possible, quelques pintades et perdreaux.

La lampe de notre ami, sans être une lampe de chasse, portait assez loin, étant bien alimentée par quatre bonnes piles.

Nous marchions l'un derrière l'autre : J. L ... devant, moi au centre, J. B ... fermant la marche.

Tout à coup, J. L ... s'immobilisa si brusquement que je me heurtai à lui. Un « chut » catégorique, mais à peine murmuré, nous arrêta à notre tour, J. B ... et moi-même.

J. L ... tendait son doigt dans la direction de la lumière. Nous nous rapprochâmes. On ne distinguait qu'avec peine les gros arbres qui se détachaient dans l'ombre. Je regardai et ne vis rien. Il en était de même pour J. B ... Nous ouvrions tout grands nos yeux.

J. L ... éteignait et rallumait sa lampe par saccades. Nous n'avions pas encore prononcé une parole. Nous avançâmes d'une dizaine de pas.

Je distinguai alors, à une trentaine de mètres environ, deux yeux qui me semblèrent énormes.

J. L ... prononça doucement un mot :

— Lion ! puis il ajouta : Laissez-moi faire.

Un frisson me parcourut, alors que J. B ... prononçait très bas :

— Chouette !

Je croyais rêver. Pourtant il n'y avait pas de doute : je voyais bien dans le faisceau de la lampe deux yeux. On distinguait mal le corps de la bête, mais les deux yeux étaient là, énormes, et qui nous regardaient. Je me sentais ému.

Nous avançâmes encore un peu. Je calculai que nous nous trouvions à une vingtaine de mètres du lion et me demandai anxieusement pourquoi J. L ... ne tirait pas.

Nous approchâmes encore. Les yeux bougeaient parfois, comme gênés par la lumière. Nous avancions en silence.

Le fauve ne bougeait toujours pas. Et pourtant nous n'étions plus qu'à quinze mètres de lui.

J. L ... épaula. Je retenais ma respiration. La tête, l'énorme tête déformée par la nuit, grossie par notre imagination, se tourna vers nous franchement. Malgré la fraîcheur, je sentais la sueur couler sur mon front. Les secondes paraissaient des heures.

J. S ..., qui avait pris la lampe, éclaira franchement la bête. Et alors ... nous poussâmes avec un ensemble parfait une bordée de jurons. Notre lion, cette bête qui nous avait fait passer un frisson dans le dos, cette bête qui nous avait fait prendre tant de précautions, cette bête dangereuse redoutable, eh bien ! cette bête, c'était tout simplement une vache, une paisible vache ...

Jugez de notre déconvenue. Prendre une vache pour un lion ! Il y a de quoi rire !

Nous partîmes furieux et confus en direction de la paisible mare, non sans avoir rencontré d'autres vaches, qui semblaient nous narguer, et le berger peuhl qui les gardait. Mais, cette fois, les premières lueurs du jour se montraient. Et les cornes étaient bien visibles.

* *

Vers une heure, revenus au campement avec une vingtaine de canards (pauvres canards, nous avions calmé nos nerfs sur eux), deux pintades et trois perdreaux, nous nous désaltérions en attendant que le déjeuner fût prêt.

J. L ... nous regarda, puis souriant :

— Enfin je crois que vous êtes dignes de chasser le lion. Vous avez du sang-froid. J'ai voulu vous mettre à l'épreuve dès que j'ai aperçu la vache. L'occasion était trop bonne pour la laisser passer,

Je regardai J. B ... pendant quelques secondes, puis j'éclatai de rire. Quant à J. B ..., lui, qui pourtant a si bon caractère, il bouda tout le restant de la journée !

Robert LE CORROLLER.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 135