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Lisons la page blanche.

Nuages blancs, sol blanc unis par cet émiettement continu. Le ciel et la terre se rejoignent. Immense rideau mouvant, la multitude de flocons peuple l'espace. On croirait que chaque pétale volant cherche la place où il va se poser, tant la chute est lente. Vers le soir, la campagne semble dormir sous une dizaine de centimètres de neige. Champs et prairies nivelés sont de grands feuillets où vont s'inscrire bien des choses la nuit prochaine. Belle promenade pour demain.

Dans nos régions méridionales, il est rare d'avoir d'abondantes chutes. Profitons de l'aubaine. De fortes chaussures bien graissées, un solide bâton. En route … Déjà le soleil escalade un ciel d'une pureté absolue. Neige et paillettes givrées lancent mille feux difficiles à supporter. Sur la route, par plaques brunes, le goudron reparaît. Autour d'un tas de crottin, quelques pies font un délicieux festin en se racontant des histoires à mi-voix. Sur leurs perchoirs, des corneilles, plus noires sur tout ce blanc, observent avec méfiance. N'est-ce pas le moment propice pour détruire ces becs droits que la disette rassemble ? Au bord du sentier, boules ternes au plastron orangé, les rouges-gorges contemplent avec inquiétude le vallon, enseveli. Tout un petit monde ailé : pinsons, linots, chardonnerets, bruants, cherche sa pitance parmi de longues ravenelles. Lestement, ils sautillent pour atteindre les siliques desséchées encore garnies de graines.

Les premières gambades de lapins apparaissent à quelques centaines de mètres du village. Elles sont clairsemées, car ce coin, battu sans trêve depuis l'ouverture, n'a laissé que de rares survivants. Ces rescapés sont suffisamment nombreux pour repeupler les pentes dès le printemps prochain. Ah ! si lièvres et perdreaux étaient aussi prolifiques ! ...

Maintenant, devant nous s'étale la nappe étincelante du plateau. Sur le bord même, les empreintes des rongeurs augmentent. Toutes convergent vers un champ de blé balayé par la « montagnère ». Quelques frêles tiges vertes apparaissent, les autres dorment sous l'édredon blanc. On ne saurait dire s'il s'agit de la salle à manger ou du grand bal public, tant le terrain est foulé. Rien que des lapins. Ces mal élevés ont trotté, brouté, crotté partout. Et la farandole endiablée s'étend sur plus d'un kilomètre. Par là il reste trop, beaucoup trop de survivants. Gare aux dégâts, je n'ai rencontré encore que deux sillages aux grandes pinces. Très peu de lièvres : rien d'étonnant après les ravages des chasseurs au phare qui vidèrent les meilleurs coins. De telles saignées sont difficiles à juguler.

La toiture serrée des genévriers a retenu la neige ; sous ce dôme alourdi, les aiguilles acérées recouvrent l'humus noirâtre où les grives piochent sans arrêt. Plainte sifflante des fines mauvis ; trrr, trrr métalliques d'une draine ; tcha, tcha répétés d'un vol de litornes animent ce coin fort connu des chasseurs au poste. Beau temps pour ce menu et succulent gibier. Tranquillité absolue aujourd'hui. La neige fond vite dans le bec. Pas, besoin d'aller aux points d'eau semés de tonnerres meurtriers. Parfois le trait noir rasant d'un merle coupe l'étendue blanche.

De grosses pancartes nous indiquent qu'ici finit notre domaine. Faisons un crochet pour visiter la corne nord-est. Et toujours, un peu partout, la ligne régulière de maître Renard surgit. Certainement la même trace a été recoupée plusieurs fois. Mais, malgré cela, les pirates sont trop abondants. Il faudra aviser au plus tôt.

Pas de passage de martre ou de fouine. Nombreuses belettes, et que de chats ! … La nouvelle réglementation sur les harets ne les a sûrement guère touchés. De tels brigands occasionnent de sérieux dégâts aux lapins et couvées. Ne pourrait-on octroyer une prime de destruction comme pour les autres nuisibles ? Certains renards auront droit à de belles indemnités.

A la lisière d'une haie, un sentier fraîchement tracé se faufile sous les aubépines. Les feuilles sont retournées. Des étoiles fortement imprimées signalent une compagnie de becs rouges. Plus loin, bifurcation en plein champ où les empreintes divergent. Trois, sept, neuf sillons ... Sans muser, ils s'étirent sur la blancheur scintillante. Près du ravin, tout s'efface. Plus rien, si ce n'est l'effondrement brutal et, à chaque extrémité, le coup d'éventail des ailes avant de quitter le sol. Allez en paix, gentils gallinacés ; après quatre mois d'embûches, vous avez gagné la partie.

Et la promenade continue au milieu de marques connues ; gibier et nuisibles. Pas de trace de sanglier. Les bêtes noires se raréfient de plus en plus. Tout récemment, de fortes chaussures ont troué la neige. Est-ce deux promeneurs qui filent vers les bois, ou s'agit-il d'incorrigibles bracos profitant des facilités de repérage pour faire un sac de lapins ! Comme il serait facile de les surprendre en plein travail ! ...

La campagne s'anime. Des coqs chantent à pleine voix. Il fait vraiment chaud. Bientôt, sur les pentes ensoleillées, la neige disparaîtra. Seuls les creux et les ubacs garderont encore leur blanche livrée. Sur le chemin du retour, je croise un bûcheron dont le regard soupçonneux s'appesantit en sondant mes poches ... Ses déductions ne doivent guère être en ma faveur. Que peut-on aller faire par les collines en temps de neige ? ...

Les dirigeants des groupements cynégétiques et les gardes ont-ils songé à une sortie matinale ou font-ils la belote ?

De telles promenades sont indispensables. L'immense tapis blanc nous dispense tant de renseignements précis ... A ceux qui s'intéressent vraiment à l'avenir de leur chasse, nous suggérons un « plan de neige » fort simple.

Suivant l'étendue et la topographie des terrains de la société, former des équipes de deux hommes capables de lire intelligemment le « livre des ânes ». Faire en sorte que les principaux quartiers soient battus. Les équipes noteront avec exactitude la densité de chaque espèce de gibier et des nuisibles. Le soir — ou le lendemain — on fera un rapport d'ensemble devant le bureau du groupement en portant les renseignements capitaux sur le plan des terrains de chasse. On prendra ensuite des décisions : reprises, lâchers, piégeage, empoisonnement.

Puisque, de plus en plus, le lapin devient la base de notre gibier, profitons de l'occasion pour nous attarder sur son avenir. Les coins surpeuplés seront « éclaircis ». Reprise au furet à l'aide de bourses. Vérification des sexes avant la mise en caisses grillagées. Lâcher le jour même dans les zones ; dépeuplées où l'on aura, si c'est nécessaire, amorcé quelques terriers et abris. Si tout le territoire est suffisamment peuplé, céder les prisonniers à des sociétés moins favorisées. Voilà de l'argent frais pour la caisse, qui peut servir à l'achat de reproducteurs français : lièvres, perdreaux, faisans. Les résultats décevants et les prix astronomiques arrêteront peut-être les dirigeants préférant consacrer le maximum à la destruction des nuisibles et au gardiennage.

Rarement, dans le Midi, la neige persiste longtemps. En haute Provence, cela se produit plus souvent. Songeons alors, si le froid est rigoureux, à nourrir le gibier rescapé. Les rongeurs ravitaillés (luzerne, gerbes d'avoine, betteraves) iront moins saccager les vergers. L'agrainage des perdreaux présente un danger ... mortel. Ne le faire que si on a la certitude d'une surveillance sévère des coins de distribution. Il faut d'ailleurs beaucoup de neige et une température sibérienne pour mettre les gallinacés en mauvaise posture. Les chutes abondantes favorisant le braconnage, exiger une extrême vigilance des gardiens.

L'abondance des nuisibles — à poils et à plumes — dictera les mesures à employer pour diminuer leurs rangs. De la rapidité d'exécution dépend le succès.

Ainsi, grâce à cette éphémère page blanche, nous aurons une gerbe de renseignements précieux et nous pourrons faire du bon travail.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 136