Le tapir, connu en Amérique latine sous le nom de gran bestia,
se rencontre dans toutes les forêts chaudes et humides du continent américain :
je l'ai trouvé dans les forêts de la Cordillère des Andes aussi bien que dans
celles du Chaco austral.
C'est un animal massif qui, adulte, atteint la taille d'un
gros porc. Il est cependant plus élevé sur des pattes robustes. Lorsqu'il a
atteint son plein développement, il est de couleur gris-plomb ; mais,
durant sa croissance, alors même qu'il est déjà d'une taille imposante, il est
tacheté comme un petit cerf. La femelle ne met bas qu'un seul petit.
Le nez est très allongé et déborde largement la mâchoire
inférieure comme une courte trompe. Sa peau est dure et peut atteindre un doigt
d'épaisseur sur le dos. Les gauchos en confectionnent des cravaches
recherchées.
C'est un herbivore inoffensif dont le salut est dans la
fuite. L'épaisseur de son cuir et sa masse lui permettent de foncer dans la
forêt la plus épaisse, où il ne peut être suivi que difficilement. En fait, il
se tient toujours dans les fourrés les plus touffus, et je ne l'ai jamais
rencontré en terrain découvert.
Durant l'hiver 1907, mon travail m'avait fixé pour quelques
mois dans la région du rio Tapenaga (ligne de la Sabana à Puerto-Barranqueras).
Avec un jeune Anglais de mes amis, nous avions projeté une journée de chasse et
nous nous étions assuré le concours d'un Indien pourvu de trois chiens habitués
à la chasse en forêt.
Partis bien avant l'aube, nous avions suivi le lit de la
rivière et nous nous trouvions, à l'aurore, à trois ou quatre lieues de nos
ranchos. Le nuage de moustiques qui nous suivait couvrait nos montures et nous
harcelait sans répit. Le brouillard se condensait sur les herbes, où
disparaissaient nos chevaux parfois jusqu'au garrot, sur les arbres aux
minuscules petites feuilles et les transformait en autant d'arrosoirs qui
déversaient sur nous une eau glacée.
Notre premier soin, après avoir dessellé et entravé nos
montures, fut d'allumer un bon feu, de nous sécher un peu et de nous préparer
un maté bouillant ; puis, machette en main, nous entrâmes dans la forêt.
Celle-ci, en cet endroit, était dense, parsemée d'embûches et de plantes
épineuses. Nous y avancions lentement. Les empreintes d'animaux étaient
nombreuses ; mais nous faisions, malgré toutes nos précautions, beaucoup
trop de bruit pour surprendre un gibier. Les chiens, en plusieurs fois, furent
aux prises soit avec des fauves, soit avec des cervidés, mais à une telle
distance qu'il était impossible de les rejoindre.
Nous aurions pu tirer quelques dindes sauvages ; mais
mon ami et moi n'avions apporté que notre mousqueton Winchester. Seul l'Indien
avait un fusil de chasse. Comme nous lui demandions de tirer sur ces volatiles,
il nous avoua que tout son approvisionnement en munitions consistait en quatre
cartouches chargées à chevrotines. D'ailleurs, ajouta-t-il, il ne savait pas ce
que c'était que de tirer au vol. Lorsqu'il lâchait un coup de fusil, c'était à
une distance maximum de dix mètres, et il ne manquait jamais.
Nous le crûmes sans difficulté.
L'heure du déjeuner arriva sans que nous ayons vu un gibier
important. Nous fîmes un feu et nous étions en train de faire griller nos
viandes, lorsque les aboiements des chiens, relativement près de nous, nous
donnèrent l'assurance qu'ils avaient rencontré. Nous les rejoignîmes aussi
rapidement que possible : ils cernaient un fourré épais et obscur. Nous
prîmes position derrière chacun d'eux, le doigt sur la gâchette, et attendîmes
quelques minutes. Nous ne savions pas ce que nous avions devant nous, et la
prudence s'imposait. Enfin l'Indien prit son machette et avança de quelques pas
dans le fourré. A ce moment, à la vitesse d'une flèche, deux formes obscures
foncèrent dans sa direction, le bousculèrent et le firent rouler comme une
quille. La forêt se referma sur elles dans un grand fracas de branches cassées.
Aucun de nous n'avait pu tirer. L'homme se releva, étourdi
mais sans mal. Nous avions eu à faire à une femelle de tapir accompagnée de son
petit.
Les chiens les ayant suivis, nous les rattrapâmes un moment
plus tard ; ils aboyaient furieusement autour d'une masse épineuse au
travers de laquelle nous pouvions maintenant distinguer les raies et les taches
claires du jeune tapir, mais la mère n'était plus là.
L'indigène nous fit signe de ne pas tirer. Il coupa une
branche et, avec cette fourche improvisée, parvint à enfiler la boucle d'un
petit lasso de cuir dans une patte de l'animal. Il le tira de son repaire et
nous le ligotâmes non sans mal. L'homme nous dit son intention de le ramener
vivant. La chose parut difficile, car la bête pesait dans les 60 kilogrammes.
Un essai tenté de le mettre sur ses pattes nous fit abandonner l'espoir de le
transporter par ses propres moyens : il faisait des bonds dans toutes les
directions et aurait entraîné n'importe lequel d'entre nous.
Il fallut le fixer à une branche que, à deux, en nous
relayant, nous portâmes à l'épaule jusqu'à l'endroit où cuisait notre repas.
Mais le plus dur restait à faire : nous avions encore
une distance d'une demi-lieue à parcourir dans la forêt pour retrouver nos
chevaux. Ce fut d'autant plus pénible qu'avec le brouillard nous demeurâmes
plusieurs heures égarés. A la tombée de la nuit seulement nous aperçûmes nos
montures.
Mon ami et moi devions regagner d'urgence nos chantiers, où
notre présence était indispensable ; nous ne pouvions envisager de passer
la nuit en forêt à cause de la bête. Nous laissâmes donc à notre guide les
provisions qui nous restaient et l'abandonnâmes. Dans l'obscurité totale, nos
chevaux, la bride sur le cou, nous amenèrent à nos ranchos au milieu de la
nuit.
L'Indien et sa prise ne parurent que deux jours plus tard.
Nous nous sommes toujours demandé comment l'homme avait pu, tout seul, faire
faire à son captif une vingtaine de kilomètres dans une contrée dépourvue de
chemin et même de piste.
Il vendit son tapir à un de nos collègues. L'animal
s'apprivoisa rapidement, partagea avec nos chevaux leurs rations de luzerne et
de maïs, puis, quelques mois plus tard, prit le chemin du Zoo de la capitale.
Léon VUILLAME.
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