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L'administration et les chasseurs

Brimades

Je parlais, le mois dernier, de la mauvaise plaisanterie qui fixe à sept heures l'instant de l'ouverture, alors que le soleil se lève une heure avant, davantage même dans les régions de l'Est. L'on serait tenté de plaisanter et de prétendre que les chasseurs bureaucrates du ministère ne sont pas des réveille-matin et que ce sont eux qui ont fait prendre cet arrêté. Non, le jour sacré, les chasseurs citadins sont encore plus matinaux que les campagnards ! et le ministre qui, voici vingt-cinq ans, inventa ce petit supplice était bourré des meilleures intentions.

Jusqu'alors la tolérance administrative autorisait la vente du gibier aux Halles dès l'aube de l'ouverture. Il est de toute évidence que le gibier ainsi introduit avait été braconné dans les jours précédents, qu'il était entré dans Paris à la sauvette et qu’il y attendait en frigo l'instant non pas de l’ouverture de la chasse, mais du carreau des Halles. Il existait, pour cette opération fructueuse, de redoutables bandes organisées. Elles existent toujours, dans les régions de belles chasses gardées, en pays découvert surtout, en Beauce, en Brie, où les vastes champs de blé fauché laissent les restoubles à nu jusqu’à perte de vue. Le regretté Gaston Chérau, si documenté sur toutes choses de la chasse, écrivait alors dans Plein air de France une page bien évocatrice de la façon dont opèrent certaines grandes équipes coutumières du « drap des morts ».

« Tout se transforme, il n'y a plus que les petits chasseurs et les petits braconniers pour avoir de bons chiens et savoir s'en servir. Les potentats braconniers, eux, n’utilisent plus ni chien ni fusil depuis longtemps. Ils ont leurs 40 chevaux, leurs manteaux de richards et leurs filets. Huit jours avant l'ouverture, on voit certaines belles voitures qui ont une panne en pleine Beauce, au croisement des chemins plats. Le chauffeur répare, sort une roue de secours, et, tandis qu'il s'escrime, ses patrons font les cent pas fumant de gros cigares bagués, pointus des deux bouts, et regardent, mornes, cette plaine vaste comme une mer. L'un d'eux s'est juché sur l’auto, il a des jumelles en mains et signale : « un clocher ! » Histoire de passer le temps, les autres, en bas, consultent la carte ...

» Un clocher : c'est une bande de perdrix à tel endroit.

» Les paysans qui les croisent clignent des yeux, malins, et demandent :

» — Vous faut-il mon cheval ?

» Innocents !

» Le soir vient. Plus personne sur la route, plus personne dans les champs ! Hop ! on rabat le capot, on fixe la roue, et, à petite allure, on va se poster. Les riches automobilistes lâchent leur pelure, endossent les bourgerons, sortent les filets. La nuit est tombée. Trois heures après, il y a quatre cents perdreaux sous la bâche.

» On rallume les phares, et l'on file à cent à l’heure. Au village, les paysans, réveillés en sursaut, se disent que l’auto serait une belle invention sans les pannes d'une demi-journée ; ils se retournent dans leur lit et se rendorment avec un grand soupir satisfait.

» Le lendemain, passant sur une éteule, ils trouvent des lambeaux de tramail, des plumes, et se souviennent alors des puissantes voitures. »

Et voilà pourquoi les ménagères d'alors trouvaient des chapelets de perdreaux gris aux devantures des marchands de gibier, dès le petit matin de l'ouverture, à l’heure où les campagnes retentissaient des tout premiers coups de feu.

Un ministre bien intentionné trouva la chose scandaleuse. Il fixa une heure pour l'ouverture. Ainsi ce gibier ne se vendrait au cœur de Paris qu'une fois le soleil levé depuis longtemps ; les moralistes ne seraient plus en droit de le juger tué de la veille. Qu'y a-t-on gagné, sinon de retarder d’une heure l'instant du scandale ? Puis les mœurs ont évolué ; l'on a inventé le week-end, les boutiques ont fermé le dimanche et les Halles de Paris n'offrent plus de gibier que le lundi de l'ouverture. Mais la bonne intention du ministre est toujours là et continue de retarder l'instant que nous attendons tous. Ce n'est plus qu'une brimade, et combien inutile puisque les professionnels de la rapine savent écouler leur gibier de mauvais aloi. Ils savent les hostelleries et les restaurateurs avisés qui le serviront en primeur à leur clientèle, quitte à porter le « coup de fusil » sur l'addition. Ne pourrait-on reconnaître qu'il fait jour quand le soleil se lève, renverser les rôles et s'amuser à brimer le braconnier ? Ce serait bien son tour, et ce serait si simple ! Un bon petit arrêté y suffirait : « Aucun gibier ne pourra être mis en vente ou servi dans un lieu public durant les deux premiers Jours de la chasse. »

Les amateurs de fine table en seraient quittes pour patienter deux jours de plus, le gibier tué régulièrement pourrait concurrencer sur le marché celui qui y est entré en fraude, peser sur les cours, et les braconniers ne seraient plus seuls à profiter de la grosse demande du début. Les honnêtes gens en profiteraient aussi, et l'on rirait !

Puisque j'en viens à parler du commerce de gibier, je rappellerai que ses deux grandes sources d'approvisionnement sont d’une part le braconnage organisé, d'autre part les grandes chasses gardées, qui rattrapent ainsi une partie de leurs frais. Le reste ne compte plus : petits braconniers et petits chasseurs font de l'exploitation familiale, ils rapportent au logis ce qu'ils ont tué. Le temps n’est plus où les petites gens fournissaient de lièvres et de perdreaux les foires campagnardes ; ils sont trop à leur aise maintenant pour ne pas s'offrir le plaisir de manger en famille le produit de leur chasse. Et c'est tant mieux ! Un des moyens efficaces de lutter contre le fléau du braconnage industrialisé serait la surveillance rationnelle des ventes. L'on peut dire : « Pas de recéleurs, plus de bracos » et, des deux, le recéleur est le plus vulnérable. S'il n’y avait pas de braconniers en Allemagne, s'il n'y en a pas en Scandinavie, c'est moins par la stricte surveillance des chasses que par celle du commerce. A quoi bon s'éreinter pour colleter en grand, risquer la prison, si l'on n'y gagne pas sa croûte, si l'on ne peut écouler sa marchandise et si les revendeurs, inquiets du Tribunal, vous mettent à la porte quand vous venez leur proposer un lièvre ?

C'est ce qu'on bien compris certaines de nos fédérations. Et notre plus grande association de chasseurs le demande depuis longtemps, lors de ses assemblées générales :

« Considérant que les prix actuellement très élevés auxquels sont vendues les différentes espèces de gibier sont de nature à favoriser le braconnage, l'association émet le voeu qu'un registre coté et paraphé par le commissaire de police ou le maire soit tenu par les personnes faisant commerce de gibier, en indiquant la provenance de ce gibier, ainsi que la date de l'achat et l'identité du vendeur. »

Que ce vœu aboutisse, un grand pas serait fait vers la résurrection de la chasse en France. Qui cela gênerait-il ? Pas le petit chasseur, qui ne commerce pas. Ni les grandes chasses, qui alimentent le marché et souhaitent sa réglementation à la base. Cela ne gênerait personne, que les braconniers de tout poil et de toute envergure. Hélas ! nos gouvernants successifs font la sourde oreille et ne se soucient guère de nos souhaits ! C'est si facile de fermer les yeux sur les gangsters qui agissent dans l'ombre. Or trahir nos intérêts légitimes, c'est se faire le complice de nos ennemis. Un jour viendra-t-il où nous autres, chasseurs, serons considérés autrement que comme une machine à payer des impôts ?

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 137