Ray Robinson s'en est retourné vers l'Amérique, chargé de
victoires et de lauriers, escorté de sa cour de prince oriental. A vingt-six
ans, il est déjà entré dans la grande légende de la boxe. Mais, pour nous,
cette légende ne sera plus désormais un mythe lointain, ou une idole de Harlem.
Il nous restera du séjour de Ray Robinson en Europe la vision la plus précise
et la plus magistrale du plus grand pugiliste vivant des deux continents.
A une époque où la boxe évolue, gagne en violence ce qu'elle
perd en pureté, accorde progressivement la primauté au « battant »
sur le styliste, Robinson nous a donné 1a plus merveilleuse leçon qui ait jamais
brillé sur les rings d'Europe. Tout l'héritage fabuleux des anciens dieux, ceux
dont les noms brillent en lettres d'or au temple de la boxe de Carpentier à Al
Brown, en passant par Joe Janet et Jim Jeffrie, semblait miraculeusement
préservé, maintenu et rassemblé dans ce géant.
Si le mot génie n'était pas si largement galvaudé — et dans la
mesure où on peut l'appliquer à un geste athlétique, — il faudrait proclamer
très haut que Robinson a du génie, qu'il en a la longue impatience, les « dons
impérieux » et les témoignages surhumains. Nous n'avons jamais rien vu de
plus parfait, en matière sportive, que ce seigneur du ring dont les jambes
ballerines et les mains meurtrières ont foudroyé tous ses adversaires.
Auprès de lui, nos Stock et nos Villemain semblaient lourds,
noués, d'honnêtes tâcherons qui poursuivaient, sans jamais l'atteindre, une
absence dansante.
Il n'y a certainement pas un seul poids moyen au monde, et
pas un poids lourd, qui soit en mesure d'inquiéter le seigneur de Harlem. Mieux
encore, son manager George Gainsford a déclaré qu'il envisageait des contacts
contre des poids lourds (le poids de Ray, au maximum de sa forme, oscille entre
66 et 68 kilogrammes).
Nous ignorons la valeur exacte d’Ezzard Charles, de Lee Savold
et autres seigneurs de moindre importance, héritiers falots de Joe Louis. Mais,
a priori, nous accordons une chance majeure à Ray Robinson contre
n'importe quel pugiliste. C'est la première fois dans l'histoire de la boxe
qu'un mi-moyen naturel peut affronter les meilleurs poids lourds du monde avec
une chance de victoire.
Il existe chaque année, dans chaque pays, un référendum qui
vise à désigner le champion des champions, l'athlète magistral, celui dont les
résultats, le style et la personnalité dominent les pratiquants d'une nation.
Si on élargissait ce plébiscite à l'échelle mondiale, Ray
Robinson emporterait très certainement cette palme sur-olympique. Mais, pour
ceux qui l'ont vu évoluer, il représente déjà autre chose qu'un grand champion :
il est au delà de l'athlète idéal, il est un type supérieur d'humanité.
Gilbert PROUTEAU.
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