Une petite masse d'un blond roux, qui faisait des efforts
pour relever la tête, car les grains de sable piquaient sa peau, et qu'une
brebis mouflonne léchait, léchait, d'une langue râpeuse ... telle fut la
prise de contact de Ramm avec la surface de la terre.
Sa mère sortie, il fit un effort instinctif, se trouva monté
sur quatre échasses et s'y maintint, flageolant comme un ivrogne. La grotte,
basse et un peu obscure, était fermée par les gros cubes de pierre de la voûte
effondrée. Des courants d'air froid y passaient. Deux gros rats, sortis d'un
enfoncement, l'attaquèrent ; il poussa un chevrotement de terreur ;
sa mère entra d'un bond, les rats s'enfuirent. Puis elle donna à téter un lait
parfumé d'herbes sauvages, tandis qu'il la heurtait de faibles bourrades.
Elle l'emmena dehors et, tandis qu'elle broutait, il séchait
son poil au vent et au soleil. A partir de là, dans son cerveau tout neuf, il
n'y eut place que pour deux êtres : maman et bébé. Maman, c'était le lait
inépuisable, la force protectrice, la chaleur et la douceur. Bébé, c'était
celui à qui appartenait maman. Le reste du monde n'existait pas. Leur ravin
semblait fait exprès pour une pouponnière : un ruissellement plus mordant
avait réussi à crever la croûte de cinérites qui cuirasse le tarso Toussidé (1).
Une autre voûte de basalte avait bientôt limité la fouille ; mais les eaux
d'autrefois, lapant la couche de cendres intermédiaires, avaient provoqué
l'écroulement des rebords de la terrasse. A l'abri du vent glacial qui balaye
les plateaux, quelques fleurs odorantes, camomilles et armoises, dressaient
leurs touffes entre de gros galets. Au fort du jour, couchée à l'ombre des
rochers, la mère patiente enseignait à son cabri ce qu'un mouflon doit craindre :
les files de chameaux qui annoncent la présence de l'homme ... Cette vie
d'agnelet dura quatre mois.
Il était bien défendu de quitter le ravin des grottes ;
mais Ramm était ainsi né que tout le défendu lui faisait aussitôt folle envie.
Un matin que sa mère somnolait, que le soleil était tiède et l'air léger, il
s'esquiva, sortit de la crevasse par une sente de bourricots et rencontra deux
gazelles qui broutaient.
— Ya ouled (hé ! enfant), chevrota l'une
d'elles, où vas-tu comme ça ?
— Je vais, dit-il, chercher ce qui est défendu.
— Voyez le sot ! Sa maman lui aura interdit d'aller
voir le Trou au natron.
— Où est-il ? Où est-il, ce trou ?
— Tu vois la montagne au fond, là-bas : marche tout
droit vers elle et tu n'arriveras pas.
Déjà il trottait vers le pic en forme de taupinière qui
n'est rien moins que le volcan Toussidé, quand il s'arrêta, pétrifié.
A ses pieds, brusquement, il n'y avait plus rien ...
tout le sol était parti en bombe vers le ciel, laissant un abîme bleuâtre, si
vaste qu'à peine on voyait se fermer la falaise circulaire, si profond que la
base en paraissait minuscule (30 km. de tour, 650 m. de profondeur). Le vertige
le prenait quand, s'agrippant aux pierrailles, il tentait d'apercevoir le pied
des parois. Mais le plus inattendu était la scintillante surface blanc de neige
étalée au fond … peut-être un champ de fleurs bonnes à manger ? Il
restait hypnotisé, traversé de craintes et de désirs.
Peu à peu, le sang-froid lui revenait. Sauter ? Non ;
mais descendre : pourquoi pas ? Allons toujours jusqu'à cette corniche …
De corniche en éboulis, de roc de lave en degré de falaise et
grâce à telle pente croulante dont l'avalanche l’entraîna pour finir en cascade ...
roulé, rompu, mais non fracassé il atterrit enfin sur la plaine de base, la
trouva hérissée de buissons, couturée d'arborescences par les pluies ; et
tout de suite il courut à la rive du lac de neige. Il y passa la langue. O
délices, le sel de natron cristallisé lui parut un élixir de thym et de
lavande. Sa fatigue abolie, sa force doublée, il s'aventura en patineur novice
sur la saline craquelée, escalada le plus haut des trois cônes adventices qui
en crevaient la surface ... Tel Robinson Crusoé, il vécut des jours de ravissement.
Il oubliait sa bonne mère, ayant comme sauté au passage
d'une étoile dans une autre, de sa pouponnière dans le libre espace, de la
condition de satellite à l'indépendance ; et le sentiment d'être le seul à
tenir tête à tout le reste du monde lui procurait une griserie exaltée.
« Ah ! pensait-il, que je les rencontre encore,
ces sottes gazelles, et je leur crierai à mon tour ; « Saute si tu peux ! »
Et pourtant elles disaient aussi : « Marche droit
vers la montagne. » N'était-ce pas un défi ? Il était donc tenu d’atteindre
le sommet du Toussidé.
Il ne voyait plus le volcan ; mais, avant de descendre,
il avait observé, dans sa direction, à mi-hauteur des noires falaises, des
taches jaune-soufre. Vers elles, il tenta l'escalade, roula, revint à la charge
et se trouva au pied d'une falaise verticale haute comme un nuage.
Confus, car il n'aimait pas renoncer, il revint grignoter un
éclat de natron, reprit des forces et se lança à l'assaut des pentes par où il
était dégringolé. Vingt fois il fut repoussé, mais enfin mena un tel vacarme et
tremblement qu’un promontoire suspendu à mi-côte s'écroula dans un fracas de
tonnerre, laissant derrière lui un glacis d'avalanche. Au coucher du soleil, Ramm
émergeait, secouait son poil et, sans tarder, contournant l'abîme par le sud,
se prit à courir vers la pyramide magnétisante du Toussidé.
Il passa la nuit dans un repli de la tunique de lave d'une
pustule volcanique (le volcan Arlequin) et, dès le matin, reconnut les gazelles
au gagnage parmi des tapis de cardamines. Il galopa vers elles.
— J'ai goûté la fleur de sel, criait-il.
— Au fond du trou ?
— Au fond du trou.
— A son âge, ma chère ! Ton mensonge est plus gros que
toi. Et maintenant, que vas-tu faire ?
— Rien. Je me promène.
— N'as-tu pas soif ?
— Avec plaisir ...
— Eh bien ! regarde au sommet du Toussidé, au-dessus du
manteau noir, tu vois sa tête grise : c'est de la cendre. La fente noire
qui la déchire, c'est une cascade de rochers. Remonte cette fissure, si tu peux ;
en haut, se tient le figuier merveilleux, aux fruits de lait et de miel ...
ses racines plongent dans un trou d'eau fraîche. Va, tu peux toujours courir ...
— Il n'oserait pas, bêla une gazelle.
— Je n'oserai pas !
Et il partit comme une sagaie.
La taupinière géante du Toussidé se drape, comme d'un
manteau royal, de l'épanchement de lave qui parvint à sourdre à la gueule de la
cheminée et cascada par la crevasse à travers la calotte des cendres.
Comme un enveloppement de bave visqueuse, la coulée fumante
revêtît les flancs coniques de la montagne ; puis, au cours de sa
solidification, se craquela en rocs à pâte vitreuse, diamants noirs hérissant
un fond de velours. Quand il atteignit la plaine de base, l'aire qu'enclôt le circulaire
gradin de la falaise extérieure, le magma incandescent s'épanouit en larges
festons d'aspect métallique, tranchant sur le blanc crayeux des cinérites.
De tout cela Ramm se moquait bien. Son unique regret était
de n'avoir pas goûté davantage à ces fleurs violettes, juteuses, qui sentaient
le chou …Mais puisqu'on avait dit : il n'oserait pas.
Voilà donc ces pattes novices, courtes mais dures, au travail
sur une pente de toit, dans un chaos de rocs aux faces lisses, aux arêtes
coupantes, au volume d'autobus. Grimper, sauter, glisser, se faufiler, se rétablir ;
s’arrêter à bout d’haleine pour mesurer l'altitude conquise et revoir le groupe
décroissant des gazelles dura tout un jour. Pas une goutte d’eau, pas an brun
d'herbe ; le soleil dardait ; une sorte de fumée âcre émanait de la montagne,
mais puisque là-haut se tenaient le figuier délicieux et la coupe d'eau pure ...
sport et idéal … la fatigue se résorbait à mesure.
Au coucher du soleil, i1 atteignait la base du cône des cendres.
Un essai lui prouva que cette farine glisserait sous lui. Force lui fut d’entreprendre
la série des cascades en basalte : la gerçure qu'elles tapissaient montait
encore de deux cents mètres. Chaque marche de cet escalier devait se contourner
par les bords. Vers minuit, à bout de forces, il émergeait sur la vasque terminale
et trottait sur sa lèvre circulaire. Il trouva tout naturel que le figuier promis
se tînt là, dont les racines tordues pompaient l'eau d'une auge de rocher. Il but
goulûment, croqua les figues à sa portée et s’endormit comme le vainqueur de la
Toison d'Or.
Le soleil levant le vit se pavaner là-haut, comme un visiteur
autour de la lanterne d'un phare. D'un tel centre de figure, les traits de cet horizon
paraissaient simples et géométriques : le puissant cône (3.200 m.) engoncé
dans sa noire fourrure, la plaine gris d'argent où mordaient les festons du
manteau de pierres, la sinistre falaise extérieure, haute de deux cents mètres
et dont le cercle n'est ébréché que par la morsure du Trou de Natron.
Le plus enivrant était de baigner dans l'énorme volume d’air
mouvant sous lui ... Mais Ramm, indifférent, se disait : « Quel
autre mouflon est monté si haut ?»
Amusé de se sentir moins lourd, il exécuta plusieurs cabrioles
et, tout à coup, se souvint de sa maman. Peut-être avait-elle besoin de lui ?
Il fallait aller voir. Il redescendit par bonds, trotta sur le sentier des ânes
et parvint au ravin des grottes. Personne.
II estima qu'elle aurait bien pu le prévenir et s'installa, dans
l'espoir qu'elle reviendrait. Tout en broutant lavandes et tussilages, il
parcourait le tarso désert, plateau bosselé, encadré au loin de formidables
cristallisations de pics mauves. Vers le sud on voyait, à plus de cinquante kilomètres,
les racines disloquées du grès se perdre dans la mer de sable doré que fait l'erg
sans bornes de Bilma.
La croûte du plateau, attaquée par l'érosion, était fissurée
de crevasses à pic, profondes d'une vingtaine de mètres, qu'il s’exerçait à franchir
en quelques bonds. Au fond, dans une fraîcheur de cave, sur un lit de sable
doux, il trouvait des acacias aux fleurs en cerises jaunes et des touffes
opulentes de « baki ».
Pour boire, il se rendait à la guelta voisine, dangereuse,
et qui demandait de l’équilibre. Les eaux d'un petit torrent, rares mais
violentes, avaient fait pivoter sur sa base, telle une meule de moulin, un
lourd bloc de basalte. Il en résultait un puits cylindrique, dont une eau captive
occupait le fond. Pour descendre, il fallait sauter sur une étroite pierre en saillie,
à mi-hauteur, et de là sur le sable mouillé. Il remarqua des traces d'homme qui
lui donnèrent du souci ; une douzaine de chameaux pâturaient sur son
territoire ; il résolut de déguerpir, mais d'abord il fallait apaiser sa
soif.
La nuit suivante, quand il bondit dans la guelta, la pierre
qui servait de marche s'éboula sous lui : les hommes l'avaient descellée ;
il était pris.
F. DE BÉLINAY.
1) Second pic du Tibesti (3.200 mètres).
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