Avec ses cinquante-cinq ans, le matelot Féron était l'homme
le plus âgé da bord. Son visage était ridé comme celui d'un vieillard, mais ses
yeux vifs et ses réflexes rapides trahissaient une vitalité que quarante années
d'une vie pleine de privations et de nuits sans sommeil régulier n’avaient pas
réussi à diminuer. J'aimais son calme, quand il répétait les ordres avant de
les exécuter, sa conduite exemplaire, son allure disciplinée. Nous ne nous
parlions pas bien souvent, mais les quarante années de souvenirs de mer, dont
je lui enviais l'expérience, me portaient à le respecter et à entretenir pour
lui une secrète sympathie, car j'étais alors jeune élève-officier, et ce
voyage-là était le premier que je faisais à travers l'océan Indien.
Un soir, en passant sous la tente de la dunette, j'y trouvais
Féron assis près d'un fanal et occupé à introduire dans une bouteille un petit
voilier, dont les mâts et le gréement étaient rabattus sur le pont pour
permettre le passage de l'ensemble dans le goulot. Une fois la petite coque fixée
sur du mastic à l'intérieur de la bouteille, il fallait tirer sur un certain
nombre de fils judicieusement disposés afin de redresser la mâture et faire
prendre au gréement sa position naturelle. C'était un schooner du type de ceux
dont se servaient les Américains dans la deuxième moitié du siècle dernier pour
chasser la baleine dans les mers australes. Tracé d'une main lourde, avec des
lettres un peu trop grosses, le nom de Sea-crow figurait sur les joues
de la coque.
— Pourquoi lui donnez-vous un nom pareil ? J'avais
hésité à poser la question et dus faire un geste car Féron voulut se lever pour
répondre.
— C'était un baleinier, monsieur, sur lequel j'ai fait une
campagne, il y a de ça plus de trente ans.
— Un Américain ?
— Oui, monsieur, et j'en aime le souvenir.
Appuyé contre la barre de secours, ma pipe à la bouche, je
sortis ma blague à tabac et la tendis au vieux matelot qui se mit à bourrer la
sienne. Le soleil était couché ; à tribord, encore pâle et assez bas, la
croix du sud avait fait son apparition dans le ciel tropical. Dans le silence
de la nuit, on n'entendait que la bouillonnement de l'eau derrière l'hélice
auquel se superposait le bruit périodique de la longue houle de calme plat de l'océan
Indien que l'avant du navire refoulait et qui déferlait au large avec
régularité. Et voici ce que Féron me raconta alors :
— J'avais eu la malchance, à cette époque-là, d'être
embarqué sur un trois-mâts de la maison Bordes de Nantes dont le capitaine
était un homme violent et vindicatif. Bien longtemps avant l'arrivée au cap
Horn, la vie était devenue pour quelques-uns parmi nous un véritable enfer.
Pendant les trois semaines où nous dûmes louvoyer là-bas pour gagner dans
l'Ouest, je fus impliqué personnellement à plusieurs reprises dans des affaires
fomentées par d'autres et le tort qu'on me fit était, à mon avis, si cruel, que
je pris la décision de déserter à la première occasion ce navire qui, alors,
était devenu à mes yeux un bagne flottant.
» Deux mois plus tard, ayant trouvé des complices, je
réussis à le quitter à Iquique, dans la nuit qui précédait son départ, et, me
tenant d'abord caché dans les environs de la ville, gagnai ensuite l'intérieur,
où je vécus pendant quelques mois en travaillant dans les mines de salpêtre.
Mais ce n'était pas là une vie qui pouvait me plaire. Je retournai à Iquique,
et, n'osant pas encore embarquer sur un voilier français a cause de la faute
que j’avais commise, je me présentai au capitaine du Sea-crow, dont le navire
était sur rade, et qui m'embarqua séance tenante sans poser sur mon passé des
questions trop indiscrètes.
» Le Sea-crow était un baleinier américain de New-Bedford,
qui avait pris la mer depuis dix-huit mois. Il faut que vous sachiez que les
campagnes de ces navires-là duraient parfois trois ou quatre années, car leurs
capitaines se piquaient de ne rentrer à leur port d'attache qu'avec un chargement
complet. II arrivait qu'à bout de vivres ils relâchaient dans les ports
australiens pour y échanger une partie du produit de leur chasse contre des
vivres frais afin de pouvoir encore faire durer la campagne. Pour une fois, mon
étoile m'avait été favorable, car j'étais tombé sur un bon navire. Cependant,
comme sur tous les baleiniers de 1’époque, on souffrait de l'éternelle absence
de vivres frais, et des conséquences que cela entraîne pour la santé de l’équipage
quand l'inévitable scorbut fait son apparition. Aussi une distribution
parcimonieuse de vivres frais a pu avoir lieu pendant mes premières semaines à
bord, elle cessa complètement ensuite, et l'équipage, déjà affaibli par la
longueur de la campagne, s'en ressentit presque aussitôt.
» Et pourtant la campagne était bonne. Quinze jours à peine
après notre départ, une nombreuse troupe de cachalots était signalée, dans
laquelle nous pûmes faire du bon travail. J'étais rameur dans une embarcation
qui harponnait ; le métier était nouveau pour moi, et vous savez que,
quand on est jeune, on aime les choses dangereuses. Retardés par nos prises,
nous perdions les bêtes de vue pendant des jours et des jours, mais le
capitaine avait un flair spécial et, ayant repéré la direction générale de leur
route, les retrouvait toujours. Elles nous entraînaient de plus en plus loin
vers le sud de l'Australie et ensuite vers l'ouest.
» Les semaines et les mois passèrent. Finalement quatre
mois s'étaient écoulés depuis notre départ du Chili. Toutes nos barriques
étaient pleines d'huile ; aucun des matelots du bord ne se rappelait avoir
participé à une poursuite aussi continue et aussi fructueuse.
» Quatre mois sans voir la terre, monsieur !
» Les barriques étaient pleines, c'est un fait, mais le
scorbut avait réduit l'équipage à un troupeau de moribonds qui se traînait
lamentablement sur le pont. Seuls les plus forts étaient encore capables de
monter dans le gréement. Et alors, depuis des semaines, le temps avait changé :
il faisait froid et la brise d'ouest nous obligeait de louvoyer jour et nuit.
Depuis un bon moment il y avait des murmures dans le poste, où chacun se demandait
ce que le capitaine attendait pour virer de bord. Le calme revint pourtant parmi
nous quand le second nous eut dit que nous étions à des milliers de milles du
port le plus proche et que le capitaine cherchait à atteindre les Kerguélen,
seul moyen qui lui restait pour sauver son équipage et avec lui le navire. D’ailleurs,
nous ne tardions pas de voir à la manœuvre que nous en approchions : la
nuit, en effet, le capitaine fit mettre en panne et le jour on louvoyait avec
des vigies doublés.
» Alors, par une matinée froide et bruineuse, on
aperçut un instant la terre entre deux bouchons de brume. C'étaient de hauts
promontoires gris et dénudés avec des traînées de neige dont les sommets
s'enfonçaient à faible altitude dans de sombres nuages. Aussitôt on fit des
manœuvres pour virer de bord. Vers le soir on devait être entre deux îles, car le
vent faiblit et devint irrégulier ; la terre apparut encore à plusieurs
reprises, toujours les mêmes parois rocheuses et noires sortant presque à pic
de la mer, qui se brisait contre elles avec une puissance redoutable. A
l'approche de la nuit, nous dûmes encore reprendre le large. Ce n'est que 1e
soir du lendemain que le capitaine, malgré la mauvaise visibilité, réussit à
nous faire entrer dans une baie abritée où nous pouvions enfin jeter l'ancre.
Il était alors grand temps, car les plus faibles parmi nous se trouvaient dans
un état de prostration extrême.
» Le lendemain, le second se rendit à terre avec une équipe
d'hommes valides, dont je fis partie. Nous trouvions une plage de galets noirs
et, lentement, car nous étions affaiblis, nous suivions l'officier, qui nous
mena à travers de pauvres prés vers un plateau situé à faible altitude et
limité à l'ouest par une chaîne de montagnes neigeuses. Ici le second nous
désigna des plantes à tiges plus ou moins courtes et épaisses, dont les
feuilles étaient pareilles à celles des choux de France. Il se mit à en manger
cru, et nous l'imitions sans perdre un mot. C’était ce qu'on appelle du chou de
Kerguélen. Nous en remplissions des sacs pour la cuisine du bord, où le cuisinier
en fit une soupe, puis des purées. On ne mangeait plus que de cela. Tous les
jours les provisions furent renouvelées, et l'état de santé de l’équipage
s'améliorait à vue d'œil. Nous étions sauvés. Trois semaines plus tard, nous
quittâmes les Kerguélen. Le vent d'ouest durait encore et, après une courte
escale à Port-Hobart, nous fîmes une traversée sans incidents, par le cap Horn
jusqu'à New Bedford, où le Sea-crow fut désarmé ... »
Le vieux Féron, ayant terminé son récit, ne se doutait
certainement pas qu'il avait éveillé mon intérêt pour le genre de végétation
susceptible d'être rencontré dans un archipel aussi éloigné des continents que
le sont les Kerguélen.
J'avais entendu parler, en effet, de la théorie de Wegener
sur les déplacements des continents, suivant laquelle les îles australes de
l'océan Indien auraient été essaimées par la pointe méridionale de l'Amérique
du Sud pendant sa lente course vers l'ouest avant de subir, par de nouvelles
influences, d'autres mouvements qui leur sont propres. Et, effectivement, la
flore des Kerguélen a des affinités avec celle de ce continent et est, par
contre, très étrangère aux flores du Cap et de l'Australie, pays dont
l'archipel est à peu près équidistant et, à notre époque, beaucoup plus proche
que de l'Amérique méridionale. Ainsi le genre Acaena, de la famille des
rosacées, qui se rencontre aux Indes, est représenté aux Kerguélen par l'espèce
Acaena affinis, sans avoir de cousins dans les terres voisines. En
dehors de mousses et de lichens, espèces arctiques et antarctiques par
excellence, il n'y existe d'ailleurs que dix-huit espèces de phanérogames où
plantes à fleurs, dont la plus apparente, la plus intéressante aussi, est notre
chou de Kerguélen, aux propriétés bienfaisantes, qui lui ont fait donner le nom
scientifique de Pringlea antiscorbutica et ont valu aux Kerguélen
d'innombrables visites de baleiniers dès le milieu du XIXe siècle. C'est une
crucifère, seule espèce du genre Pringlea, très évoluée pour s'adapter à
son habitat éternellement exposé aux violents vents froids de l'Antarctique et
très peu favorables au développement d'une vie végétale intense. Sang doute lui
a-t-il fallu pour cela les nombreux milliers ou centaines de milliers d'années
qui se sont écoulées depuis la séparation de l'archipel des Kerguélen du
continent américain.
Nous avons vu que ses feuilles sont comestibles, même à
l'état cru. Elles sont charnues, plus larges au sommet qu'à la tige, et forment
sur les jeunes plantes des rosettes, soulevées peu à peu par l'apparition d'une
tige, qui prend à l'âge adulte une consistance épaisse et ligneuse, comme un
véritable tronc d'arbre court et trapu. C'est alors que les fleurs
apparaissent. Elles se trouvent groupées dans la forme de longues grappes
redressées et assez voyantes et donnent naissance à autant de siliques dont les
graines, une fois mûries, sont éparpillées par le vent. Actuellement le chou de
Kerguélen ne se rencontre plus qu'aux altitudes de 400 à 600 mètres, où il a
toujours été très abondant, tandis que, dans la région du littoral, il a
disparu à la suite de l'introduction dans les îles de lapins.
Rappelons, pour finir, qu'on tient la preuve, par les
nombreux débris d'arbres à l'état fossile trouvés dans les îles, qu'à une
époque lointaine le grand plateau immergé, dont notre archipel, avec les îles
du Prince-Édouard et les îles Crozet, constitue le point le plus élevé, était
couvert de vastes forêts. Sans doute luxuriante et peut-être tropicale, cette
végétation, en tant qu'elle n'a pas disparu par immersion, a été détruite au
courant des âges par l'action volcanique et par des périodes glaciaires.
René-R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
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