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Inventaire

S'il existe une chose difficile à évaluer, même de façon approximative, c'est bien la quantité de gibier vivant sur un territoire donné. La difficulté doit être encore plus grande s'il s'agit de faire l'inventaire des ressources cynégétiques de la totalité du pays.

Avant l'ouverture, alors que le gibier n'a pas encore connaissance du feu, ses allures permettent de l'observer souvent à l'aise. Les perdrix piètent sans trop d'émoi, les lapins détalent avec un empressement modéré du gagnage où ils se trouvent avant même que le soleil soit couché. Un observateur avisé peut chiffrer les pièces qu'il a sous les yeux à quelques unités près. Mais, en matière de chasse, l'imagination prend vite le galop : elle multiplie le visible et découvre sous le couvert beaucoup plus d'animaux qu'il n'y en a. On peut avoir sous les yeux tout le peuplement du canton, mais il est possible aussi que les branches et les buissons abritent d'autres unités. Les perdreaux vrombissent en groupe, des isolés fusent sur la droite et la gauche et en font lever d'autres, les lapins s'entrecroisent, on en voit partout à la fois. Allez donc maintenir les chiffres dans la rigueur de l'arithmétique !

Encore lapins et perdreaux s’offrent facilement à la vue dans un espace restreint. Mais, lorsqu'il s'agit d'apprécier dans le ciel le nombre de canards ou de pigeons constituant un grand vol, les chiffres les plus invraisemblables peuvent être mis en avant. Le nombre des oiseaux est effectivement considérable. Mais chacun selon son tempérament, considérant l'espace bruissant d'ailes et la mouvante moucheture du vol, trouve un résultat qui d'inférieur à la réalité va jusque l'éblouissement du Tartarin ravi.

La fantasque bécasse, elle aussi, se multiplie à plaisir. Tel vous annoncera qu'il en a levé au moins douze dans la matinée, alors qu'un saut de crapaud et la première remise lui auront mis trois fois la même sous les yeux.

Rares sont les chasseurs qui raisonnent sur des bases sérieuses lorsqu'il s'agit de la densité du gibier.

Il y a environ cinquante ans, Jean de Sabran-Pontèves, qui fut un grand et parfait chasseur, fit preuve sur ce point non pas de trop d'imagination, mais, au contraire, avança des chiffres vraiment dérisoires sur le cheptel cynégétique de notre pays.

Il avait fait le cauchemar que la chasse en France avait été rendue libre partout à partir d'un 15 août. Un million de chasseurs et de chasseresses accompagnés de trois cent mille chiens couvrent « la totalité du territoire chassable de la Gaule ». Le soir, au tableau, on compte : 10.000 chevreuils, 100.000 lièvres, 2.000.000 de lapins, 180.000 faisans. 500.000 perdreaux, soit, au total, 2.790.000 pièces. Je ne compte pas les 200 Français, les 50 Françaises et les 30.000 chiens qui, dans son cauchemar, tombèrent aussi, victimes, au champ d'honneur de cette journée mémorable.

Et Jean de Sabran-Pontèves ajoute : « Ce tableau représentant la totalité de la population vénaticienne du pays, la chasse se trouva ipso facto fermée en France, le soir même de son ouverture. »

Je crois qu'il n'est pas nécessaire de prouver maintenant que la « population vénaticienne » du pays dépassait largement, il y a cinquante ans et actuellement encore, les trois millions de pièces de gibier. Certes, je n'avancerai aucun chiffre. Les éléments d'appréciation manquent. Mais il y a, depuis quelques années, non pas un million de chasseurs, mais bien près de deux millions. Soit dit en passant, il est bien plus facile de compter les chasseurs que leurs futures victimes. Mais, enfin, la faveur dont jouit le sport cynégétique ne parait pas faiblir. L'armurerie améliore la présentation de ses modèles, les expositions canines se multiplient partout, et bientôt très rares seront les villages de France qui n'auront pas leur société de chasse. Il faut bien qu'il y ait à la base de cette activité cynégétique croissante des résultats appréciables.

Certes tous les chasseurs se contentent de carniers moins garnis qu'autrefois et Jeannot devient notre gibier national. Il y a vingt ans de cela, je constituais avec soixante chasseurs une société de chasse pour 7 à 800 hectares de bois que nous venions de louer. Un notaire fort sympathique, mort victime de la guerre de 1914 qui l'avait cruellement meurtri, proposa de nommer la Société « Le lapin dominical ». Sa proposition ne fut pas acceptée, mais il avait raison. Beaucoup de chasseurs se contentent d'un lapin par semaine, avec l'ornement de temps en temps de quelque pièce plus rare. Pour les plus passionnés et les plus fortunés, qui constituent tout de même une cohorte importante, personne ne les empêche, sauf les braconniers, de faire beaucoup mieux.

Dans les temps présents où nous entendons tant parler de nouvelles lois sur la chasse, je me demande s'il ne serait pas utile de commencer d'abord par faire un Inventaire général de nos ressources cynégétiques. Dans le cadre de notre vieille loi de 1844, qui a au moins l'avantage de convenir au tempérament des Français, il serait possible d’élaguer les parties vieillissantes de cette loi et de codifier les coutumes naissantes et déjà acquises notamment en ce qui concerne les associations communales.

L'organisme scientifiquement organisé et doté des moyens nécessaires pour dresser l'inventaire aurait alors des bases certaines pour établir des propositions et régler mieux les temps d'ouverture et les modalités de la chasse.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°650 Avril 1951 Page 195