Après deux jours de pluie diluvienne, le vent s'est levé.
Un vent terrible comme sait l'être ce mistral qui, lorsqu'il
le veut, ploie toute la Provence sous son souffle. Cinglant et glacé, avec ça,
car le mistral de janvier n'est pas précisément prodigue de chaudes caresses.
Dès lors les chasseurs ont été alertés. Pour la passée aux canards, rien ne
vaut les temps de chien : pluie, coups de vent, rafales de neige ou de
givre. Il n'en faut pas plus pour mettre les amateurs du marais hors de leurs
demeures. Bottés, emmitouflés, bardés de cartouches dont ils craignent
toujours d'être à court, ils partent vers ces lieux déserts et désolés que sont
les marécages et les étangs sous les rudes ciels d'hiver.
Un coup de téléphone, à deux heures après midi, m'a alerté.
— Tenez-vous prêt pour cinq heures. Je passerai vous
prendre.
Tout est prêt : cuissardes, fusil, cartouchière bien
garnie, vêtements épais, passe-montagne. On peut venir, je ne ferai pas
attendre.
Dehors, dans les rues, le vent bouscule les passants, secoue
furieusement les grands platanes du quai, faisant tomber de temps en temps
quelque branche morte. On n'entend rien d'autre que son hurlement forcené qui
déferle sur la ville.
A l'heure dite, la voiture est là, devant la porte. On part.
Hors ville, le vent semble être encore plus déchaîné. Les
arbres se tordent ; le long des fossés, les roseaux, les haies se courbent
presque à toucher terre.
— Ils vont nous tomber le chapeau, ce soir. « Ils »,
ce sont les canards. Ces canards qui font, chaque jour, deux fois le même
trajet : le soir, des étangs vers les terres inondées, les rizières, les
flaques, où ils passent la nuit à pâturer ; le matin, en sens inverse,
pour rentrer sur les vastes étendues d'eau libre, où ils passeront la journée
tranquilles et inabordables.
Par temps clair et calme, ils passent souvent haut et hors
de portée ; on ne peut alors que suivre des yeux leurs vols rapides ou,
quand la nuit est venue, entendre seulement le glissement de leurs ailes
invisibles. Mais aujourd'hui, avec ce temps, ils vont raser terre.
Nous avons hâte d'arriver. L'accélérateur subit des pressions
continues. Le compteur ne lâche pas le 80. Et le vent est avec nous ...
Nous y voici. La voiture se range devant la longue bâtisse.
On descend, accueillis avec fureur par le mistral. Ici, il est le grand maître
et rien ne lui résiste. Il a tout l'espace devant lui, l’immense espace plat
des marais, où il peut se donner tout à son aise, ployant tout sur son passage.
Nous sommes rapidement équipés. On peut y aller.
— Vous n'en verrez pas un, nous dit un habitant du mas. Ils
ne quitteront pas les étangs et resteront dans les remises des bordures. Avec un
vent pareil, ils ne risqueraient pas de voler. Ils seraient plutôt amenés à la
mer, comme c'est déjà arrivé une année. Ce Jour-là, ils ne purent pas remonter
le vent qui les bouscula jusque sur les plages, où ils se firent massacrer en
masse.
Voilà qui nous refroidit un peu. Autant que le mistral glacé
qui nous flagelle.
Nous partons, tous trois, mains aux poches et dos courbé.
Nous ne pouvons parler, car le vacarme du vent emporte nos paroles ; il
faut être sous le vent du voisin pour savoir ce qu'il dit. Alors nous nous
taisons. De temps en temps, l'un de nous fait un signal ; on y répond en
hochant la tête. Parfois, une rafale subite nous bouscule l'un sur l'autre; on
glisse dans la boue épaisse du chemin, remontant sur le dos le fusil d'un coup
d'épaule.
Maintenant, il est temps. Nous suivons une petite digue
entre d'anciennes rizières. Les pluies ont fait monter l'eau, et dans certains
coins, où, il y a quelques jours à peine, on avait de l'eau à mi-mollet, on ne
pourrait guère s'aventurer, même avec nos cuissardes.
Le premier, je m'arrête au pied d'une touffe de tamaris ;
les autres vont encore.
Là-bas, une volée de vanneaux se lève et se laisse emporter
au ras du marais par la bourrasque. Ça va être l'heure. Mais rien n'est encore
passé. Pourtant, on voit, d'habitude, avant la nuit, monter quelques oiseaux en
avant-garde. Mauvais présage ce soir.
Le couchant s'empourpre, voilé parfois par quelque gros
nuage noir qui file vent arrière. Le vacarme du vent est à son comble, bruit
d'un rapide filant à 120 à l'heure. On en a les oreilles remplies, assourdies.
Pour offrir moins de prise au mistral, je suis agenouillé au pied de ma touffe,
dont les branches, parfois, me cinglent tête et épaules. Derrière moi, l'eau
clapote comme les vagues de la mer et, devant, je vois courir des risées sur
les flaques bordées d'écume blanche.
Un doublé, au loin, m'est apporté par le vent; Maintenant,
ça devrait passer et tirer. Mais rien, trois fois rien. Le ciel est vide
d'oiseaux.
La nuit est venue. A ma gauche et derrière, le ciel commence
à s'étoiler, tandis que, vers le couchant encore clair, la fuite éperdue des
nuées continue.
Les yeux cherchent à découvrir le point sombre de quelque
canard. Toujours en vain.
Et le vent continue à hurler, à courber tout ce qu'il trouve
sur son passage, comme s'il voulait tout arracher. Là-haut, dans l'immensité
d'un bleu sombre et profond, les étoiles scintillent, immobiles. On est étonné
de cette immobilité froide et tranquille, de cette impassibilité sereine au
sein de tant de fureur déchaînée.
Deux coups de feu ont encore percé la nuit. Deux pauvres
coups isolés et sans écho. Où est la fusillade des autres soirs où cent coups
partent en une demi-heure ? Alors nous n'insistons pas.
La tête lourde de ce vacarme infernal, les mains mortes de
froid, les yeux embués et cuisants, j'attends les compagnons qui s'approchent.
En file indienne, comme trois ombres, tenant avec peine l'équilibre sur
l'étroite bordure glissante qu'éclaire la lampe de poche, nous repartons,
scrutant toujours la nuit avec l'espoir tenace d'y voir passer, à peine
visible, l'ombre floue d'un canard.
Mais seul passe, inlassable et hurlant, le grand vent de
Camargue.
FRIMAIRE.
|