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L'amour de la précision

Parmi les chasseurs, chacun sait cela, on compte bon nombre d'originaux. Il semble même qu'un petit grain de maniaquerie, sinon de folie, doive être éminemment favorable à la pratique de notre sport. Mais, parmi les détraqués que j'ai eu l'occasion d'approcher au cours de ma vie déjà longue, je crois que la palme revient sans conteste à mon ami Ducrozet.

C'est un Dauphinois de vieille roche, barbu jusqu'aux yeux et méprisant tous les raffinements de l'élégance moderne. Son fusil est à chiens, son chien un sous-produit de berger allemand et de chien à vaches, son sac de montagne un vieux sac allemand de 1914, en peau de chèvre à moitié chauve, et son permis doit dater de la même époque. Mais il est dans son équipement de chasse un accessoire que je n'ai jamais connu qu'à lui : une vieille boîte à cigares où il enferme un carnet,un crayon et une curieuse balance à ressort. Cet ustensile se compose d'un grand cadran sur lequel tourne une aiguille tordue, suspendu entre un gros anneau et un crochet. Lorsque l'on tient l'engin par l'anneau et que l'on suspend au crochet quelque objet pesant, il se passe un petit cataclysme interne : le crochet descend en grinçant, en même temps qu'émergent quelques spires rouillées de ressort à boudin, et l'aiguille, après avoir longuement tâtonné sur le cadran, finit par s'arrêter entre deux chiffres.

Alors Ducrozet, qui a installé en équilibre sur son long nez des lorgnons très 1900, hoche la tête et note sur son carnet :

1er décembre 1950, 10 h. 55, bois de la Prunelle : un lapin mâle ; distance 35 mètres ; coup droit ; plomb 7 ; poids 1kg, 265.

Puis il rentre son attirail, jusqu'à l'occasion suivante. Une ficelle marquée d'un nœud tous les mètres et d'un double nœud tous les 5 mètres complète ce fourbi et lui permet d'effectuer sur le terrain des mesures de portée infiniment précises. On est méthodique ou on ne l'est pas.

C'est à le fréquenter que j'appris les relations exactes entre le poids du grain de plomb et celui du gibier désiré, entre l'épaisseur du poil d'hiver et le nombre minimum d'atteintes. C'était à un point tel qu'un jour, regardant par hasard la devanture d'une pharmacie, j'eus une violente envie de lui offrir une éprouvette en verre graduée, pour lui permettre de savoir de combien il délestait les lièvres après les avoir ramassés. Mais la peur d'être pris au sérieux me retint. L'année précédente, notre homme n'avait-il pas cru dur comme fer que, pour tuer les sangliers, cerfs et autres grosses bêtes avec du plomb ordinaire, il suffit d'appuyer plus fort sur la détente ?

Cependant, la saison s'avançait. Ducrozet, toujours sérieux comme un pape, remplissait l'une après l'autre les colonnes de son calepin. Un blaireau, animal de poids, lui causa quelques heures de plaisir sans bornes. Vingt fois il s'arrêta, en rentrant chez lui, pour suspendre sa balance, y accrocher l'animal et regarder l'aiguille bondir vers le chiffre maximum. Certainement, s'il eût par chance tué un cerf ou un sanglier, ce brave ami fût allé emprunter quelque instrument de précision pour peser sa bête au gramme près, ne pouvant se contenter de l'approximative bascule à peser les veaux de son boucher.

Toutefois, l'exactitude de sa balance me laissait assez sceptique. J'y accrochai un jour un de mes souliers de chasse, abondamment crotté de terre glaise, et n'amenai que le poids ridicule de 300 grammes. Mes pieds protestaient à pleine voix — si j'ose dire ! — contre cette estimation insuffisante. Le doute une fois éveillé, ce ne fut qu'un jeu d'emprunter à l'épicerie restaurant où nous cassions toujours la croûte en revenant de la chasse un beau poids de 2 kilos en fonte muni d'un anneau. La balance de Ducrozet accusa lkg, 350.

Ce fut un drame à la manière de Victor Hugo : « Une tempête sous un crâne. » Le fameux carnet fut exhibé et compulsé à toutes ses pages. Très nettement, le gibier avait perdu du poids sur la moyenne des années précédentes, et cela à partir de décembre 1948.

— C'est le jour, finit par constater l'homme-méthode, où, en allant au canard, je suis tombé dans le ru Grandet. Ma balance a été mouillée et le ressort s'est rouillé.

II résulta de cette constatation l'établissement d'une table où figurait, semaine par semaine, un indice décimal destiné à multiplier les poids enregistrés, pour les ramener à l'exacte vérité.

Et le mot de la fin, c'est Ducrozet qui me le donna, un Ducrozet rayonnant, éclatant de joie et de bonheur, en brandissant ses colonnes de chiffres.

— Ah ! mon vieux, j'étais déjà content de ma chasse et de ses résultats, mais figure-toi, figure-toi que je me suis amusé 1 fois 037925 en moyenne plus que je ne me le figurais !

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°650 Avril 1951 Page 197