Il y a bien longtemps de cela, cette idée m'était venue en
voyant dans les Flandres, en octobre, passer dans le ciel gris et bas la
multitude des corbeaux en migration. Mes notions sur ce genre de chasse étaient
alors des plus rudimentaires, et je ne connaissais personne parmi mes confrères
en saint Hubert qui pratiquât ou eût pratiqué ce sport original.
Je me demandais s'il serait intéressant d'appliquer dans le
Nord de la France, pays plat et peu boisé, au voisinage même des côtes, une
méthode de chasse aussi particulière que je craignais devoir être le privilège
des heureux, habitants des régions montagneuses ou des grands massifs
forestiers.
Mais nous étions alors en 1914 et la guerre éclata.
Mobilisé, je partis en Afrique du Nord avec mes « joyeux ».
Lors de mes périgrinations par monts et par vaux, au cours
du temps libre que me laissait mon service, je remarquai le nombre imposant de
rapaces qui fréquentaient la région (milans noirs, éperviers, faucons, grands
corbeaux).
Je repris mon idée et tentai de faire quelques expériences
pour mon édification personnelle. La chasse étant interdite, je me passai de
fusil. A défaut de grand duc. J'eus la chance de me procurer une belle et
grande chouette hulotte que je naturalisai moi-même tant bien que mal.
Muni de mon leurre et d'un livre pour tromper l'attente, je
partis, par un bel après-midi ensoleillé, me dissimuler dans un taillis touffu,
tandis que ma chouette était placée bien en vue an bord d'un oued à demi
desséché. Au bout d'un quart d'heure, je vis arriver deux rapaces de taille
respectable, de l'ordre des falconidés, je pense, qui attaquèrent avec de
grands cris. Après plusieurs passes de plus en plus serrées, chacun d'eux se
mit à faire le Saint-Esprit en se laissant tomber tour à tour comme une pierre
sur ma pauvre chouette qui fut, en un instant, réduite en lambeaux, la tête
pendant lamentablement le long du corps écrasé. Je compris du coup que certains
rapaces, d'une force et d'une audace peu communes, avaient bien la haine des
strigidés et savaient le prouver.
Ce fut une expérience sans lendemain; je n'eus point le
loisir de la recommencer car, bientôt, je dus partir pour l'Orient, où je
restai jusqu'à la fin des hostilités.
S’il est un pays rêvé pour la chasse au grand duc, c'est
bien celui-là. Tous les oiseaux de proie ou de rapine semblent s'y être donné
rendez-vous. Les montagnes énormes et sauvages leur donnent des abris inviolables
dans les rochers inaccessibles. On y rencontre à foison toutes les espèces,
depuis les grands vautours et les aigles jusqu'aux plus petites pies-grièches,
sans oublier le grand corbeau (corvus corax), dont l'envergure peut
mesurer 1m ,40 et le poids atteindre 1.500 grammes.
Malheureusement, là aussi, c'était la guerre et il n'était
pas permis de chasser. D'ailleurs, j'aurais manqué de liberté, de moyens de
communication et de temps. Néanmoins, je pus étudier dans un rayon d'action
restreint la technique de la chasse à l'aide des oiseaux de nuit.
Parcourant les environs du camp, j'abattis un jour un moyen
duc. Une fois encore, je le naturalisai et usai de stratagème pour lui faire
revivre son regard fascinateur.
Ce leurre me servit longtemps avec plein succès. L'ayant
placé sur un piquet, en terrain plat, au voisinage même de ma baraque, je vis
avec étonnement venir quantité de corneilles choucas, corbeaux et petits
faucons. A peine le leurre était-il en place que les premières attaques se
produisirent, et elles étaient tellement violentes qu'il n'était même pas
nécessaire de se cacher. J'ai observé que les premières corneilles qui,
d'aventure, apercevaient le duc allaient alerter celle des environs, qui
accouraient toutes en bandes avec de grands cris. L'attaque était alors
formidable et je possède encore une photo sur laquelle on peut compter une
soixantaine d'assaillants, et tous encore n'étaient pas dans le champ de
l'objectif. Les coups de feu ne les effrayaient pas et on aurait pu en abattre
à volonté. Le hibou une fois retiré, les corneilles tournaient encore en criant
un bon moment avant de se disperser.
« Je connaissais déjà cet acharnement des choucas. Une
fois, en pleine ville, j'avais placé un hibou sur mon toit et, un certain
matin, ce fut un véritable carrousel d'oiseaux qui tournoya longtemps en
criant, au grand ébahissement des passants de la rue qui se demandaient quelle
pouvait bien être la cause d'un tel émoi parmi les paisibles habitants de leurs
clochers. »
La guerre finie, je rentrai en France, dans mon Nord, et,
muni de tous ces renseignements acquis de visu. Je me mis en mesure d'organiser
cette fois la chasse au grand duc dans toutes les règles de l’art. Je me
procurai un ouvrage sur la question et me mis à l'oeuvre en construisant en
terrain découvert, mais en profondeur, une hutte en maçonnerie confortable, du
type perfectionné, à pignon incliné et brisé. J'achetai un beau grand duc tout
flambant neuf et, tout de noir habillé et masqué, je me mis au poste aux
premiers passages d'octobre.
Tout de suite le résultat me remplit d'espérance. Les
corbeaux affluaient et, à chaque séance, j'en abattais de vingt à trente (et je
ne suis pas un tireur rapide), sans compter les oiseaux de proie, venus je ne
sais d'où et qui corsaient le menu presque chaque fois. C'est plusieurs
centaines de pièces qu'à chaque saison je notais sur mon carnet de chasse.
Je dois avouer que la parfaite dissimulation de ma hutte souterraine
et mon camouflage soigné me permettaient de tirer dans d'excellentes
conditions, sans jamais attirer l'attention des oiseaux.
J'ai vu, une fois, un corbeau venir se poser sur le sol, à
portée de ma main, et m'examiner avec curiosité, il s'envola tout à coup
lorsque je remuai les yeux derrière mon masque noir, mais ce fut pour attaquer
mon grand duc et se faire abattre.
C'est toujours lorsque je chassais seul que j'eus les plus
beaux succès. Un de mes amis, qui allait à la hutte avec un camarade, ne
réussissait jamais, mais il ne voulait pas s'astreindre à se masquer et à ne
pas fumer ni parler. Il me désespérait. Un jour, cependant qu'après lui
j'occupais la hutte, je la trouvai pleine de douilles vides qu'il avait, cette
fois-là, sans doute oublié de ramasser. Je crois que je trouvai du coup la
vraie raison de ses insuccès !
Enfin, je quittai de nouveau la France pour l'Algérie. Là,
je m'adonnai contre les rapaces à la guerre de mouvement. Je construisis une
hutte légère, facilement démontable et transportable. Je m'installai un peu
partout où volaient les oiseaux de proie. Quoique moins bien dissimulé qu'en France,
je pus passer de bonnes heures et abattre de jolies pièces variées et nouvelles
pour moi. Je n'eus pas l'occasion de chasser en montagne.
Enfin, un jour, pour terminer ma carrière, ô ironie du sort,
moi qui avais tant rêvé ce coup-là pendant mes heures de hutte, j'abattis tout
à fait par hasard un grand aigle qui venait de capturer une jeune cigogne au
nid. Ce fut mon dernier trophée, et celui-là n'eut rien à voir avec mon grand
duc qui, ce matin-là, dormait dans sa boite de son profond sommeil.
Aujourd'hui, en écrivant ces lignes, je revis un peu les
émotions de ce genre d'affût en pleine lumière. J'ai passé à la hutte
d'agréables moments. Bien de ces séances restent marquées dans ma mémoire d'un
caillou blanc. Je les ai préférées à celles de la hutte aux canards, aux calmes
affûts d'Afrique, dans la nuit chaude et claire, où retentissent le
glapissement des chacals et le ricanement des hyènes. Je les ai préférées à
bien d'autres genres de chasse enfin, où le succès souvent aléatoire ne paye pas
toujours des fatigues des grandes marches ou des longues attentes bien souvent
déçues.
A la hutte au grand duc, même naturalisé, si l'on sait s'y
prendre, la bredouille est rare et, tout au moins, l'on y tire toujours et en
toutes saisons.
Dr L. CHAVERON, abonné.
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