II arrive que certains préfets inventent de petits supplices
inédits pour leurs administrés. On sait ce qu'est une palombière. Au milieu
d'un bouquet de pins ou de chênes, une hutte bien camouflée se perche en haut
de l'un des plus grands arbres. On y accède par vingt mètres d'échelle à la
verticale. Dans la cabane, deux ou trois meurtrières de tir, quelques pigeons
appelants exposés bien en vue sur les branches voisines, un jeu de ficelles
pour les manœuvrer. Il n'y a plus qu'à attendre le passage des bandes
migratrices, les décider à « poser » sur les cimes d'alentour — c'est
tout un art — et les y fusiller. De son poste de guet, le palombier ne voit
rien que ces cimes, le ciel et les grands vols qui passent.
A la descente d'automne, la Gascogne entière et le pays
basque, de Biarritz à Montréjeau, de Bordeaux à Lourdes, ne vit que dans
l'espère des « paloumes », ces gros oiseaux de cendre que les gens du
Nord ont baptisés « ramiers ». La remontée d'avant printemps est
moins spectaculaire, les vols ont laissé bien des victimes en route ; ils
repassent vite, ne s'attardent guère, et les couples amoureux se hâtent vers le
nid abandonné l'automne d'avant, quelque part dans les immenses forêts de
Pologne et de Scandinavie. N'importe, depuis des temps immémoriaux, la
remontée, elle aussi, est anxieusement attendue des palombiers.
Eh bien ! un préfet mal conseillé ne s'est-il pas
avisé, récemment, d'interdire la palombe à la remontée ! Motifs invoqués :
éviter le braconnage après la fermeture générale et les destructions massives
nuisibles à la reproduction. Le braconnage ? quelle erreur ! Lorsqu'elles
passent, rien n'existe plus pour le plus braconnier des Landais, des Basques ou
des Béarnais. Songerait-il à braconner, celui qui se met en route vers sa
palombière aussi chargé d'impedimenta qu'un bourricot ? Perdrait-il en
chemin un seul instant lorsque la hantise le tourmente d'entendre le coup de
fusil d'un voisin plus matinal et de voir disparaître le vol énorme qui sûrement
aurait « posé » sur les chênes de sa cabane ? Comment se
distrairait-il en route, lorsque la passion le talonne d'être là-haut dans son
perchoir, d'où il ignorera la terre et ne connaîtra que le ciel ?
Braconniers, les palou-maïres ? Allons donc, c'est que vous n'en avez
jamais vu.
Quant à la destruction, il faut se rappeler qu'en octobre et
novembre les cols pyrénéens sont barrés d'immenses filets où viendront buter
les grands vols, et les coups de plusieurs centaines d'oiseaux ne sont pas
exceptionnels. C'est de la tuerie, ai-je entendu dire parfois. Possible, mais
c'est aussi du très grand art. Seulement, si ces tableaux de centaines ou de milliers
de palombes sont autorisés en automne, pourquoi chicaner en mars les modestes
journées à la palombière, si minces lors de la remontée … trois, quatre,
cinq pièces quand cela va bien, guère plus pour un poste. Respectons les
filets. Ils existaient déjà lorsque Roland passait à Roncevaux ; leurs
droits et leurs lettres de noblesse se perdent dans la nuit des temps. Les
méfaits dont on les accuse sont une goutte d'eau dans la mer et, malgré toutes
les pantières, les vols de palombes resteront innombrables. Mais, monsieur le
préfet, laissez leurs fusils aux gens de la Bigorre. Je songe à tous ceux qui,
lorsque vient le printemps, peinent sur leur terre et pour qui la palombe,
c'est un avant-goût du Paradis. Je pense à mon ami Débats. Lorsqu'il tient en
main les mancherons de sa charrue, traçant le sillon où semer son grain, s'il
entend au loin le sifflement des ailes venir du côté de Vic ou d'Artagnan, il
arrête ses bêtes, il regarde les oiseaux bleus passer dans le ciel printanier ...
Ah ! qu’elles poseraient bien là-bas, au bout de son champ, sur ses
chênes des Peyrouses ... Non, il lui faut les regarder passer au-dessus de
l'Adour, laisser sous leurs ailes le clocher de la Hittole, franchir l'Estéous,
foncer sur Auriébats, se fondre dans les lointains et disparaître à peine plus
bleues que le bleu des collines gasconnes ... Il soupire, il reprend sa
charrue, il continue son sillon. Monsieur le préfet, vous êtes un homme de
cœur, j'en suis sûr, vous avez pourtant fait trop de malheureux. Allons, un bon
mouvement, quand refleuriront les primevères et que les paloumes repasseront
là-haut, laissez mon camarade remonter à sa palombière. De l'Armagnac au
Comminges et de la Bigorre au Béarn, vous n'aurez plus que des amis (1).
Une question autrement grave est celle de la chasse au
gibier d'eau puisqu'elle intéresse non plus un département, mais de vastes
régions de France où elle est « la chasse » par excellence, parfois
même la seule chasse. Et, dans les régions de l'intérieur, bien des chasseurs
de gibier sédentaire sont heureux de la pratiquer au gros de l'hiver, surtout
après la clôture générale, où elle constitue un agréable dessert achevant le
menu cynégétique de l'année. Or cette chasse spéciale est terriblement menacée,
plus que menacée, torpillée par divers arrêtés du ministère de l'Agriculture.
Le comte de Valicourt, président de l'Association des huttiers et chasseurs de
gibier d'eau — A. H. C. G. E., — en a traité dans les colonnes du Chasseur
Français de décembre, mieux que je ne saurais le faire. Nombreux sont ceux
qui ont encore son article présent à la mémoire. Cette chasse spéciale est très
menacée, d'abord parce qu'elle est souvent d'essence nocturne. Et, sur ce
point, il ne s'agit pas d'une fantaisie administrative, c'est la loi de 1944
qu'il faut reconsidérer.
Bien des Français ignorent tout de la passion acre et
sauvage que la chasse à l'eau peut faire naître. Qu'elle est donc médiocre la
petite joie de descendre en battue des faisans de poulailler, d'assassiner un
lièvre devant les chiens, un brocard devant le traque, en regard de l'immense
volupté farouche que représente une passée sous l'aube blafarde, dans un affût
de roseaux flagellés de vent, au bout d'une pointe de sable perdue entre le
ciel et l'eau. En écrivant ces lignes, je songe à tous mes affûts en Camargue
de jadis. Tous les sauvaginiers me comprendront, même ceux d'ailleurs, eux qui
ressentent un coup au cœur rien qu'à l'évocation de ce mot prestigieux :
la sauvagine.
Or précisément là où règne cette sauvagine, dans les marais
d'Artois, les baies de Somme, de Seine, aux marais du Calvados, de Bretagne, en
Brière, sur la mer morbihane, le long des étangs landais, aux lagunes
languedociennes, en Camargue, le delta féerique de sable et d'eau, le pays des
flamants, des mirages et des taureaux, partout, la chasse de jour donne mal.
C'est à la passée que l'on tire, entre chien et loup, lorsque le soleil ne
s'est pas encore levé ou s'est éteint, et bien plus tard encore, à la hutte, au
cœur de la nuit sombre. Il arrive bien que parfois l'on tombe sur « une
belle journée » de gros temps, de vent féroce, de froidure, de neige, où
les canards bousculés de partout, trahis par les éléments, passent durant tout
le jour et souvent sans défense. Ce sont là jours fastes, et trop rares. De
toute évidence aussi, le tir de la bécassine.-— cette petite reine que j'ai
tant poursuivie aux marais corses, — la recherche des coureurs râles, poules
d'eau, marouettes, l'affût aux gibiers de grèves : alouettes de mer,
barges, courlis, chevaliers, n'ont lieu que de jour, et de préférence par beau
temps. Mais nul sauvaginier ne me contredira : la passion qui nous poigne,
c'est l'attente angoissée du volier de canards qui surgira, le cou tendu, les
ailes sibilantes, trouant la grisaille de son vol puissant. Nos belles heures
se tiennent dans l'ombre ou la pénombre.
Or la loi est formelle, la chasse de nuit est strictement
interdite. Elle l'est avec raison, l'autoriser eût été ouvrir la porte aux
destructeurs sans scrupules qui, lors des clairs de lune, ou bien aux deux
crépuscules, eussent affûté lièvres et lapins, et mieux encore les grands
animaux se rendant aux gagnages. C'eût vite été leur fin. C'est un sport qui,
de notre temps, est réservé aux braconniers. Mais, chose bizarre, si l'on relit
le compte rendu des travaux parlementaires qui ont entouré la naissance de la
loi de 1844, l'on s'aperçoit que le législateur eut moins en vue la protection
du gibier que celle des humains. On redoutait que des gens armés, profitant du
prétexte de la chasse, n'attaquent de nuit les habitations isolées ou ne
détroussent les voyageurs attardés. Cette sollicitude nous paraîtra touchante
en notre siècle de gangs et de hold ups. Nos brigands modernes n'utilisent pas
le fusil de chasse pour opérer au fond des bois. Ils préfèrent les grands
boulevards illuminés au néon, la caisse des banques et la mitraillette.
Malgré le texte très net qui eût dû la prohiber, la chasse
de nuit au marais faisait tellement partie de nos mœurs qu'elle subsista sans
qu'on lui cherchât noise. D'ailleurs, pourquoi l'eût-on tracassée ? Est-ce
à l'eau que l'on affûterait de nuit du gibier de terre, sauf peut-être du lapin
en certaines régions ? Pour le reste, l'occasion en est si rarissime qu'il
est inutile d'y songer. C'était donc mieux qu'une tolérance, c'était une
reconnaissance semi-officielle, à tel point qu'en maints endroits
l'Administration des Domaines louait des emplacements pour les nuits de hutte.
D'où vient que l'on voie maintenant poindre de graves menaces, et même plus que
des menaces, puisque, à ma connaissance, il y a déjà eu deux cas de poursuites
récentes suivies de condamnations ? Que deviendra demain cette chasse
traditionnelle que tous les chasseurs des pays d'eaux portent en leur cœur ?
Sera-t-elle interdite ? Verront-ils leur passion sabrée d'un trait de
plume par quelque incompétence ! Deviendront-ils eux-mêmes du gibier de
correctionnelle ? Non, s'ils le veulent, s'ils comprennent qu'un isolé
n'est rien, rien qu'un grain de sable destiné à être broyé dans les rouages de
l'Administration. Ce qu'il nous faut pour n'être plus sous le coup de ce péril,
ce n'est pas un texte tel que celui que l'on a imaginé en faveur des bécassiers
pour autoriser la croule traditionnelle qui, elle aussi, est semi-nocturne. Les
arrêtés ministériels entrebâillent une exception : La bécasse peut être
chassée à la croule pendant la demi-heure qui suit le coucher du soleil.
Excusez-moi, bécassiers mes frères, je ne vous veux que du bien, j'ai si
souvent attendu dans l'ombre la belle aux yeux de velours ! Mais il faut
l'avouer : la passée printanière au coin d'un bois donne à celui qui
serait un malhonnête homme autrement de chances de tirer un capucin sortant de
la bordure que n'en peut avoir un sauvaginier qui, planté dans les roseaux, les
bottes dans l'eau, ne saurait espérer autre chose qu'un volier de canards lui
tombant du ciel. Peut-être un texte analogue serait-il concevable pour le
gibier d'eau durant l'heure qui précède le lever du soleil et celle qui suit
son coucher. Peut-être même un ministre intelligent et connaisseur des choses
de la chasse — il y en a — pourrait-il étendre sa protection aux huttiers. Mais
ce serait chose précaire. Un ministre n'est qu'un passant, et le bon plaisir du
suivant peut tout remettre en question. Ce qu'il nous faut, ce n'est pas un
texte de tolérance, une aumône, c'est la reconnaissance légale de l'une de nos
chasses les plus traditionnelles, et de toutes la plus passionnante.
La plus récente offensive du ministère est l'invraisemblable
arrêté de la dernière clôture. Ainsi, à partir du 7 janvier 1951 — et pour
toujours, espère-t-on en haut lieu, — il est interdit à l'immense masse des
Français de chasser le gibier d'eau en dehors de la période d'ouverture
générale, puisque désormais la tolérance des trente mètres de rive est
supprimée. C'est elle seule qui nous permettait de longer une rivière, un
étang, un ruisseau. L'arrêté équivaut à l'interdiction définitive et rigoureuse
de la hutte, même de jour, puisque, si les canards sont bien sur l'eau, le
huttier, lui, ne l'est pas. Seuls pourront encore chasser les rares privilégiés
qui possèdent un bateau et un plan d'eau pour y naviguer. Encore leur sera-t-il
défendu de tirer un canard qui, ayant dépassé la rive, survolerait la terre
ferme. Et bien plus interdit de chasser lors des beaux coups de froid où les
rivières charrient de gros glaçons mettant la barque en péril, où les étangs ne
sont plus que de vastes patinoires ! Par de tels jours, jadis bénis, le
bachot restera à l'amarre, le fusil au clou, et le patron devra se contenter de
regarder passer sur un ciel gris d'acier le triangle noir des canards. Car ne
nous y trompons pas, telle est bien la jurisprudence qui sortira de cet arrêté.
Chasseurs de gibier d'eau, occasionnels ou habitués, il y aura de beaux jours
pour les procès-verbaux, et vous irez traîner vos culottes sur les bancs du
tribunal. M. le ministre a fait ce qu'il faut pour cela. Et, quand il vous aura
salés, y aura-t-il, en France, un lièvre de plus, ou un perdreau ? Qui
oserait répondre oui ? En face de telles menaces, nous n'avons plus qu'une
seule voie de salut, le comte de Valicourt nous l'a tracée : l'union.
Quant à tout le reste, grandes et petites brimades, ma
conclusion sera la même. De par mon âge, mes traditions, mon premier métier, je
suis un ami de la liberté telle qu'on la concevait jadis. Je le proclame bien
haut et je n'en suis que plus à l'aise pour dire qu'il ne faut pas se confiner
dans des regrets stériles. Les temps ne sont plus à la libre fantaisie
d'autrefois, l'amateurisme s'est effacé devant le syndicat. Je le regrette, mais
il faut ce qu'il faut si l'on veut que quelque chose survive de ce que l'on a
aimé. Je me souviens d'une devise gravée dans la pierre, sous le blason de la
mairie de Toulon, que la guerre a écrasée : Parva concordia crescunt.
Les faibles se grandissent par l'union. Eh bien ! l'isolé qui n'a que son
permis en poche n'est qu'un faible, un pauvre bougre. S'il y joint une carte
d'association, il se sentira moins petit. Dans chaque commune, les chasseurs
ont le devoir de se grouper pour être forts, de créer leur société là où elle
n'existe pas encore, d'en bannir la politique et les inimitiés locales, d'aller
la main dans la main. Puis tout aussitôt le devoir du président est d'écarter
tout particularisme étroit, de répudier les querelles de clocher, les bisbilles
avec les communes voisines, d'adhérer à la Fédération départementale, d'en
accepter les disciplines. Lorsque, fort de ce faisceau d'associations
communales, le président de chaque fédération pourra dire au ministre, bien
haut : « Je ne m'appelle pas M. Untel, je m'appelle trente mille
permis », la cause de la chasse sera bien près d'être gagnée, les
incompréhensions, les erreurs, les brimades dont nous avons souffert, dont nous
souffrons, ne seront bientôt plus dans nos mémoires qu'un mauvais rêve, et le
cauchemar s'effacera devant la radieuse réalité.
Albert GANEVAL.
(1) C’est fait. La liberté vient d'être rendue aux chasseurs
de palombes pour la saison 1951. L'article était déjà composé lorsque parut le
texte préfectoral. M. le préfet des Hautes-Pyrénées peut être assuré de la
respectueuse gratitude de tous les palombiers.
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