Si les voyages d'Alain Gerbault sont connus du grand public
et ceux de Slocum, Bernicot, Pidgeon, Bisschop, Rebelle, Gau ... du monde
de la mer, il est des traversées originales et audacieuses qui ont fait quelque
bruit en leur temps, et qui sont aujourd'hui à peu près totalement oubliées.
Vous n'avez certainement jamais entendu parler du Non-pareil,
le bien nommé, car unique en son genre comme bateau hauturier. Il est vrai que
l'aventure remonte au 4 juin 1868. Ce jour-là, une étrange
embarcation quittait New-York à destination de l'Angleterre avec trois hommes à
bord.
Imaginez une plate-forme portée par trois gros cylindres en
caoutchouc, pointus aux extrémités, mesurant 7m,50 de long sur 0m,75 de
diamètre. Sur le plancher est planté un mât de misaine avec une voile au tiers
et un grand mât avec une voile aurique. Il y a aussi un foc sur beaupré. Au
milieu du radeau, une tente abrite les provisions, un soufflet pour regonfler
les cylindres en cas de besoin et une lampe à huile servant à l'éclairage, au
chauffage et à la cuisine. Pas de chronomètre. On navigue à l'estime. Au hasard
des rencontres, on demande la position et on rectifie le point. Pendant les
deux premières semaines, gros mauvais temps. Un équipier est malade. Par sept
fois, on prend la cape. L'équipage affirmera par la suite que le Non-pareil
n'a pas embarqué une goutte d'eau, ce qui nous laisse tout de même ... un
peu rêveur. Après quarante-trois jours de mer, ils atteignent Southampton. Il
leur reste 135 litres d'eau et un poulet vivant, don du dernier bateau
rencontré. Il est évident que des vents favorables constants ont aidé le Non-pareil,
qu'on imagine difficilement naviguant au plus près.
La traversée de l'Atlantique Nord est beaucoup plus facile
de l'ouest à l'est que de l'est à l'ouest, et plus rares sont en conséquence
les traversées d'Europe en Amérique à bord de petites embarcations. Le yawl City
of Ragusa semble être le premier à avoir effectué le voyage dans ce sens.
Ce bateau est une ancienne baleinière de sauvetage achetée par le capitaine Buckley,
de New-York. Il la consolide, la ponte complètement et construit un roof. Elle
mesure 6 mètres de long, 1m,80 de large et 0m,60 de tirant d'eau. Buckley emmène
avec lui un bon marin, et, le 2 juin 1870, il quitte Liverpool,
complète son armement à Queenstown, embarque des vivres pour trois mois, 360
litres d'eau seulement, 200 kilos de charbon et une bonne provision de bois à
brûler. Le 16 juin, il met le cap sur New-York. Forts vents debout au début. Buckley,
au lieu de passer par les Açores, suit la route du grand trafic et rencontre de
nombreux navires auxquels il signale que tout va bien à bord. Le petit yawl se
comporte honorablement, mais bientôt le bateau embarque, et les deux hommes
restent complètement trempés pendant plusieurs jours, se réchauffant en pompant
sans arrêt, car une voie d'eau s'est déclarée. Le bois à brûler est enlevé par
la grosse mer ; impossible d'allumer du feu. Heureusement, ils rencontrent
une épave providentielle, un baril à demi plein de goudron, grâce auquel ils
peuvent aveugler la voie d'eau et allumer du feu. Enfin, le 8 septembre 1870,
après quatre-vingt-dix-neuf jours de mer et de vents contraires, ils arrivent à
Boston, ayant fait une vitesse moyenne de 4 nœuds et noté un maximum de 153
milles et un minimum de 11 milles en vingt-quatre heures.
Dans le sens ouest-est, un exploit assez peu banal est celui
du capitaine Crapo. Il bourlingue depuis l'âge de quatorze ans sur les
baleiniers. Un jour, à Marseille, il rencontre et épouse une jeune Écossaise
qui va l'accompagner à bord, suivant un usage de la marine marchande
américaine. Puis Crapo abandonne la mer et s'installe mareyeur à New-Bedford.
Mais les affaires ne vont pas et il décide de traverser l'Atlantique. Il se
fait construire une baleinière pointue aux deux bouts, de 6 mètres de long sur 1m,85
de large et 0m,35 de tirant d'eau. Pas de beaupré ; gréement de goélette à
voiles triangulaires. Mme Crapo décide alors de suivre son mari, ce que n'avait
pas prévu le capitaine. Mais ce que femme veut ... ; il s'incline
donc et double les provisions. Le 1er juin 1877, Crapo
appareille pour la grande traversée. Dès le début, il rencontre un très mauvais
temps. Il ne se souvient pas, dira-t-il par la suite, d'avoir trouvé un mauvais
temps aussi persistant dans l'Atlantique Nord en cette saison. Il prétend
n'avoir pu dormir que quatre heures sur vingt-quatre pendant tout le voyage, ce
qui paraît difficilement croyable. Lui non plus n'a pas de chronomètre. Les
navires de rencontre lui donnent la longitude et, à l'occasion, des provisions,
et il y eut même une invitation à dîner qui fut acceptée. Mais Mme Crapo est
très fatiguée, ce qui inquiète le capitaine. Cependant le petit bateau taille
régulièrement sa route et, le 21 juillet, entre dans le port de Newlyn. Crapo a
la main gauche paralysée par la fatigue : il tient la barre depuis
soixante-douze heures. Accueil chaleureux des Anglais, qui exposent son bateau
à Londres et le réexpédient gratuitement aux États-Unis à bord d'un paquebot.
L'année 1891 vit une course transocéanique sans précédent.
Deux navigateurs solitaires, Andrews et Lawlor, ayant eu l'intention, à peu
près à la même époque, de traverser l'océan, il fut décidé que les deux
compétiteurs partiraient ensemble de Boston à destination d'un point quelconque
de la côte européenne ou des îles britanniques. Le père de Lawlor construit
pour son fils le Sea-Serpent, de 4m,50 de long, pointu aux extrémités,
gréé d'un foc sur beaupré et d'une voile à livarde. Le bateau d'Andrews, le Mermaid,
a sensiblement les mêmes dimensions et possède une dérive, un foc et une grand'voile.
Lawlor projette de passer par le nord, Andrews préfère passer plus au sud. Le
21 juin 1891, les deux bateaux prennent la mer. Le 5 août, soit
quarante-cinq jours après son départ de Boston, Lawlor, à bord de son Sea-Serpent,
arrive à Voverack et gagne la course. Pendant le voyage, il a chaviré à moitié,
un énorme requin ayant émergé juste sous sa quille. Quant à Andrews, il fut
recueilli par un vapeur à 600 milles des côtes d'Europe. On le trouva étendu au
fond de son bateau, épuisé, le sloop ayant été retourné par une lame énorme, et
il avait dû lutter longtemps pour le redresser.
Mais la traversée du Richard-Fox reste un record
inégalé. Le 6 juin 1896, deux pêcheurs quittent New-York pour
traverser l'Atlantique à l'aviron. L'embarcation a 5m,40 et est pointue aux
deux bouts. A bord, deux mois de vivres et cinq paires d'avirons. Ils rament
ensemble le jour et à tour de rôle la nuit. La traversée est très dure ;
les ennuis surviennent. Leur poêle ne fonctionne pas et ils doivent manger
froid. Le 10 juillet, le Fox chavire pendant un fort coup de vent. Ils
le redressent, mais perdent une partie de leurs vivres et restent mouillés
pendant plusieurs jours. Enfin le beau temps revient et persiste. Le 1er août,
ils touchent terre aux Scilly, cinquante-cinq jours après avoir quitté New-York.
Ils sont épuisés et souffrent de leurs mains. Le 7 août, ils débarquent au
Havre. Leur exploit est passé presque inaperçu.
Un autre pêcheur américain, Blackburn, a fait en solitaire
la traversée Amérique-Angleterre en soixante et un jours sur un cotre de 9
mètres. En 1901, sur un bateau de 7m,50, il renouvelait cet exploit, ne mettant
que vingt-huit jours pour se rendre de Gloucester à Lisbonne. Le premier bateau
ne pouvant naviguer seul, il prend la cape toute les nuits et dort
tranquillement. Son second bateau, par contre, garde sa route, barre amarrée
grâce à sa longue quille droite, d'où le temps record de vingt-huit jours. On
imagine l'énergie et l'habileté dont a dû faire preuve Blackbum au cours de ses
deux traversées solitaires, si l'on songe qu'il est infirme. Au cours d'une
campagne de pêche, il a eu les pieds et les mains gelés, et il a perdu tous ses
doigts et tous ses orteils.
Les autres océans eux aussi ont été sillonnés par de toutes
petites embarcations, et les annales de la mer ont gardé le souvenir de
quelques croisières fameuses et parfois tragiques. Dans le cadre restreint de
cet article, je ne puis les énumérer toutes. Mais toutes sont empreintes de la
même poésie de l'aventure et de l'irrésistible et sauvage appel du grand large.
Retenons de ces récits la leçon d'énergie que donnent ces
coureurs d'océan, qui, dans des conditions souvent précaires ou singulières,
ont réussi à vaincre par leur courage et la mer, et le vent.
A. PIERRE.
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