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Le lièvre blanc

— Vous avez bien du lièvre, là-haut, dans les Alpes. On dit même qu'ils sont tout blancs ...

Souvent, on m'a posé cette question, et je m'empresse de reconnaître que nous avons du lièvre. Et même deux espèces totalement différentes.

D'abord, le lièvre de plaine, lièvre indigène, renforcé par les lâchers des Sociétés de Chasse. Ce lièvre s'accommode parfaitement de la vie alpine et circule normalement dans les grandes forêts de sapins en empruntant à peu près partout les sentiers. Dans les Alpes méridionales, vers le Ventoux ou la Haute-Provence, il monte, comme dans la chanson de Malborough : « Si haut qu'il peut monter. » En Dauphiné et en Savoie, il se tient de préférence au creux des vallées. La forêt, la nuit surtout, est trop habitée des renards pour lui être bien sympathique. Chassé par les chiens, il n'hésite pas, pourtant, à faire de véritables ascensions. C'est lui dont les skieurs rencontrent souvent trace, en moyenne et basse forêt, où toutes les nuits retentit le glapissement du renard en chasse.

L'été, il ne dépasse guère l'altitude de 1.500 à 1.600 mètres, et s'arrête à la limite supérieure de la forêt, au bas des hauts pâturages. C'est un lièvre de haut goût, qui figure magnifiquement sur la table.

Plus haut, à 2.000, 2.500 mètres, on trouve le lièvre des Alpes. Un lièvre que tous les montagnards appellent lapin, parce que, bien qu'étant lièvre ... il vit absolument comme un lapin. D'abord, il creuse des terriers, au milieu même des terriers de marmottes, car ces deux rongeurs font un excellent ménage dans ces solitudes pierreuses où les vaches et les moutons paissent sans les troubler. Le lièvre blanc n'est blanc qu'en hiver ; le reste de l'année, il est brun clair ou gris bleuté. Mais, comme le lagopède, quand il se mêle d'être blanc, il l'est bien. En janvier, sur la neige, où un mouchoir immaculé semble un carré jaune, le lièvre ne se distingue, la plupart du temps, que par ses traces et son ombre. Tout juste peut-on, en fixant l'endroit où se termine la marque du pied, déceler un point rouge, qui est l'œil, ou un bout de nez rose pale. Cette bête est une de celles qui ont au plus haut point l'art de se dissimuler. L'été également, son pelage de couleur neutre et son immobilité absolue le rendent fort difficile à découvrir. Tous les chasseurs, les bergers, ceux qui sortent des chemins battus et courent la montagne à travers cailloux et broussailles ont eu l'occasion d'en faire lever, littéralement en marchant dessus. Je n'oublierai jamais le bond que je fis un jour, en sentant dans l'herbe démarrer sous ma semelle quelque chose que je pris d'abord pour un serpent.

Le chien d'arrêt serait idéal pour chasser le lièvre des Alpes, mais les montagnards ont peu de chiens d'arrêt. Ou plutôt les animaux qu'ils appellent ainsi, ayant rarement eu l'occasion de voir travailler des chiens bien dressés, sont absolument inexistants. Le lièvre blanc se chasse donc aux chiens courants. Dans les départements alpins, les cabots pratiquent en toute liberté l'union libre, et il en résulte des produits ahurissants, ou l'on retrouve du fox, du berger allemand, du chien à vaches et du chien de laitier ; mais ces phénomènes sont pleins d'ardeur et de bonne volonté et mènent leur lièvre à grand vacarme, dans des broussailles et des pierriers où des chiens plus délicats reculeraient.

Et c'est ici que se pose la grande question : en altitude, qu'appelle-t-on chasser par temps de neige ? Avec le plus beau soleil du monde, et alors qu'il n'est pas tombé un flocon depuis des semaines, le lièvre peut fort bien avoir laissé ses traces sur un banc de neige, le long d'une crête exposée au nord. De même, quand, un matin, les hauts alpages sont poudrés de blanc, mince couche qui aura disparu vers 9 ou 10 heures, qui donc aurait le cœur d'aller, le centimètre à la main, exiger que les chiens qui ont levé leur bête sur le terrain nu l'abandonnent si la fantaisie lui prend de monter ?

Quant aux chasseurs, ils peuvent s'apprêter à faire du chemin. Dans les hautes terres, il n'y a pas de portes, de passages à peu près obligatoires où les lièvres sont obligés de se faire tirer depuis l'époque de nos grands-parents. La bête lancée passe partout ; les coulées entre les broussailles basses et les ravines sont tellement nombreuses qu'il faudrait une véritable armée pour les occuper. En cinq minutes, le lièvre lancé sur la rive droite d'un torrent aura perdu quatre cents mètres, sauté l'eau sur deux ou trois blocs, et filera en tête des chiens sur la pente opposée, à cent cinquante mètres à vol d'oiseau de ses ennemis, qui se demandent si cela vaut la peine de descendre à leur tour pour remonter le flanc de la gorge, et s'apercevoir alors que la menée est à tous les diables, dans le ravin d'à côté.

On tire peu de lièvres, en montagne. C'est; pour ceux qui ne vont pas au chamois et qui évitent le coq, sachant peu tirer au vol, la chasse-type du dimanche. Il faut reconnaître que les périodes d'ouverture — un mois pour le chamois, deux mois et demi à trois mois pour le lièvre et le tétras — laissent peu de jours de chasse favorables pour ceux qui sont au travail toute la semaine. Il ne saurait en être autrement ; la venue précoce des neiges aurait vite fait, sans cela, de permettre un massacre général et définitif. A l'inverse de leurs confrères des plaines, les montagnards ferment une fois pour toutes et mettent le fusil au clou. Ils ne connaissent ni la chasse au canard, ni la passe de la bécasse, ni les battues aux lapins de garenne et aux sangliers qui permettent de prolonger le plaisir jusqu'au printemps. Aussi ne faut-il pas être trop rigoristes si, un des sept ou huit dimanches où ils peuvent chasser, ils ne font pas la différence très exacte, à 2.000 mètres, entre la neige ancienne et la nouvelle neige ... il est déjà très beau que, depuis quelques années, les périodes de fermeture soient beaucoup mieux respectées, ce qui s'est traduit par une augmentation très nette du gibier.

Mais la chasse la plus caractéristique du « lapin » dans les Alpes — puisque c'est ainsi que l'on appelle le lièvre variable — se fait avec un seul chien, et parfois sans fusil. Une façon de fox haut sur pattes, fort mordant et assez rapide, qui quête de-ci de-là sans trop s'écarter. Le lièvre alpin est aplati sous un gros bloc, ayant vaguement entendu du bruit. Le chien flaire un peu, s'avance, raide sur ses pattes, et se rue la gueule ouverte. Le lièvre bondît comme une balle, presque invisible avec son pelage gris-souris. A peu près impossible de tirer ; les deux bêtes ne sont qu'à un mètre l'une de l'autre. Ils se précipitent à toute vitesse, à croire qu'ils vont s'assommer raide contre les rochers.

L'affaire est vite liquidée. Il y a trois solutions. Ou bien le « lapin » était à portée de son trou, et alors il s'y enfourne, et tout est dit. Ou encore il arrive à prendre suffisamment de vitesse pour distancer le « fox », qui se décourage vite, et la poursuite s'arrête. Dans le troisième cas, le plus fréquent, il perd la tête et va se fourrer tout droit dans le premier creux venu. Là, le chien l'attrape, ou encore le maître du chien, accouru, le déloge avec un bâton et l'oblige à sortir et à venir se faire étrangler. C'est comme cela que les petits bergers en capturent quelques-uns, de temps en temps.

Mais, sur la table, ce n'est qu'un pauvre plat. Le lièvre des Alpes est assez gros, mais sa chair n'a pas grand goût. C'est même une curieuse exception, car on le trouve dans cette région des hauts alpages, où grives, bartavelles et coqs de bruyère sont d'une saveur exquise. Ces oiseaux ne se nourrissent presque que de fruits et de baies, airelles, myrtilles, framboises, genièvre, tandis que le pauvre lièvre se contente de l'herbe sèche et dure, jaunie dès le mois de juillet, qui pousse là-haut et ne lui fait pas grand profit. Entre les lièvres de Haute-Provence, maigres et roux, qui dansent dans le thym et la lavande, et leurs confrères de haute altitude, il y a la même différence qu’entre une truite de torrent et une carpe d'élevage. Et, cette fois, c'est la bête la plus sauvage, le gibier le plus éloigné de l'homme, de ses cultures, de ses clapiers et de ses jardins qui a, précisément, à peu près le même goût qu'un lapin de choux !

Seulement, quand au-dessus des forêts, dans les prés déjà rouges et jaunis, avec les glaciers dans le fond qui montent vers le ciel bleu, on suit un chien qui a pris le pied d'un de ces lièvres, je vous garantis bien qu'on se moque royalement du goût qu'aura le civet, tant le décor fait passer la pièce.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°651 Mai 1951 Page 259