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Chanteurs nocturnes

Ce n'est pas sans sourire que j'ai écrit ce titre, en pensant aux images qu'il peut éveiller dans l'esprit de ceux qui le liront, et je gagerais bien ne pas me tromper en disant qu'il s'agira avant tout, et peut-être uniquement, du rossignol d'une part et, de l'autre, de la sombre cohorte des chouettes et des hiboux.

Je ne vous parlerai pas du premier. On en a trop, parlé. On en a trop écrit. Depuis Lamartine et son Ode au Rossignol en dix-neuf strophes, jusqu'à certain chroniqueur de la Revue des Deux Mondes, récemment décédé, qui s'attendrit à voir, en février, un couple de ces oiseaux s'égosiller sur les buissons encore nus, et à certain converti de l'autre guerre qui catalogue parmi ses souvenirs du front le chant des innombrables rossignols peuplant la forêt dans laquelle il campait au mois d'août, alors qu'ils n'arrivent chez nous qu'en avril et que depuis juin, ils gardent le silence.

Comme elle était mieux informée des us et coutumes de la nature notre savoureuse épistolière du XVIIe siècle, lorsqu'elle écrivait à sa chère comtesse de Grignan : « Que pensez-vous, ma fille, que vous avez entendu les rossignols au 13 de juin ? Hélas ! ils sont tout occupés du soin de leur petit ménage ; ce n'est plus le temps de chanter et de faire l'amour. Ils ont des pensers plus solides. »

Je ne sais si Mme de Sévigné eût été aussi docte sur les mœurs de l'effraie, qui habitait peut-être les vieux toits de son château, ou sur celles de la hulotte et de la chevêche, qui ne devaient pas manquer dans les bois des Rochers, mais je vous avouerai tout uniment, quant à moi, la profonde estime et même la véritable affection que j'ai pour ces espèces si injustement décriées.

Mes préférences, d'ailleurs, vont toutes à la chevêche. Cette petite chouette à tête ronde n'est pas exclusivement nocturne, comme ses congénères. Elle sort souvent pendant le jour, et c'est en plein midi, par un certain 14 juillet à température caniculaire, que je la rencontrai pour la première fois, sur la barrière d'un champ. Vers la fin de l'hiver, on l'entend fréquemment par les après-midi un peu doux, et son kuyou-kuyou résonne alors par les prés bordés de grands arbres qui environnent les villages et dans les creux desquels elle niche, autant que par les nuits de printemps et d'été. Son apparence est si peu effrayante, si pleine, au contraire, de prudence et de réflexion, que les anciens en avaient fait l'emblème de Minerve, déesse de la sagesse. Elle est, de plus, extrêmement utile, car elle détruit une grande quantité, de rongeurs de toute espèce.

Beaucoup plus grande que la chevêche, la hulotte est aussi beaucoup plus sylvestre. C'est le chat-huant, le « chavent » de nos campagnes, dont les cris ont glacé d'effroi les voyageurs attardés dans les bois et, bien plus qu'eux encore, tout le peuple des petits oiseaux qui le redoutent et le haïssent, car, s'il consomme surtout des souris et des mulots, il ne dédaigne pas de corser son menu avec un gibier de saveur différente. C'est l'oiseau de mauvais augure, qui annonce les calamités de toutes sortes et la mort pour la maison sur laquelle il vient se percher et lancer ses impressionnants ricanements ; ho-he ! ho-he ! ho-ho-ho-ho-ho ! auxquels répondent comme une protestation désespérée les ki-witt, ki-witt, ki-witt de sa femelle.

Et le plus fort est que tout cela est vrai ! ...

Au fond de toute légende, il y a souvent une observation exacte, interprétée d'une façon erronée. Nous l'a-t-il assez annoncée, la guerre, en octobre 1939 ! Presque chaque nuit, ses avertissements lugubres retentissaient jusque dans mon jardin, où jamais il n'était venu auparavant. Et la défaite de mai 1940 ! Et les bombardements au printemps 1944 ! Chaque fois que les humains effrayés se terraient dans leurs maisons soigneusement camouflées, l'oiseau sinistre reparaissait pour orchestrer la peur avec des accents appropriés. La guerre finie — et le black-out avec elle — il n'a plus quitté ses bois, puisque là seulement règne assez opaque l'obscurité qui est son domaine, l'éclairage municipal de notre localité ne cessant maintenant qu'au petit jour. Il partage cette réputation funèbre avec la chevêche et l'effraie, qui fréquentent plus souvent que lui les toits de nos demeures.

Les mêmes effets ont parfois des causes différentes. Un écrivain bien injustement oublié, qui, de 1890 à 1914, donna au Temps des chroniques où respirent une connaissance merveilleuse de la nature, rare chez nos compatriotes, Cunisset-Carnot, premier président à la Cour d'appel de Dijon, a publié dans l'une d'elles une enquête sur la légende des chouettes présages de mort.

Il appert de celle-ci — qui date déjà de cinquante ans et plus — que, comme précédemment, l'observation est exacte. Des vieilles femmes : gardes-malades, veilleuses de morts, appuyées par le témoignage des familles où s'est passé l'événement, ont affirmé avec unanimité que l'oiseau est bien dans l'habitude de venir crier sur le toit au-dessous duquel quelqu'un agonise ou vient de mourir.

Mais notre subtil président ne s'en laisse pas accroire ; il a bien vite discerné qu'il s'agit là encore d'une question de lumière et d'obscurité. Dans les petits villages où il a porté son enquête, la population laborieuse des champs a l'habitude de se coucher tôt. Dès dix heures, tout est éteint, et seul parfois continue à briller le lumignon de la chambre mortuaire. L'oiseau, intrigué par cette lueur inusitée dont la faible clarté tremblotante ne suffit pas à l'effrayer, vient aux informations et ne manque pas d'en faire part à l'entourage avec la voix qu'on lui connaît.

Au demeurant la hulotte-chat-huant est la meilleure bête du monde. Elle s'apprivoise facilement en captivité, paraît-il, s'attache à son maître et remplace utilement le chat pour la chasse aux rongeurs dans les granges et dans la maison. Très utile à l'agriculture, on doit la protéger comme les autres nocturnes de son espèce et des espèces apparentées.

Parmi celles-ci, il en est une encore qui visite familièrement les demeures humaines. C'est l'effraie, la belle chouette blanche qui habite les tours, les clochers, les pigeonniers, et marche sur les toits en soufflant : ché-chi-chèi. Elle établit quelquefois son nid dans l'ouverture d'une cheminée inutilisée, et il lui arrive de dégringoler jusqu'en les appartements habités, pour la plus grande terreur des braves gens qui les habitent, et sa face lunaire en forme de cornette ne la sauve pas d'être prise pour quelque messager venu tout droit de l'enfer. On la trouve aussi parfois avant le battage dans les meules et les gerbiers, où, en compagnie des couleuvres, elle vient chasser les divers rongeurs attirés par le grain. Très utile, comme la hulotte et la chevêche, elle partage leur funèbre renommée.

Ces trois chouettes ont la tête ronde — presque triangulaire chez l'effraie. Elles diffèrent donc nettement des hiboux, dont la tête s'orne de deux aigrettes de plumes, en forme d'oreilles. Il ne sera pas question ici du grand-duc, rarissime, et qui habite les grandes forêts de montagnes, ni du hibou brachyote qui fréquente les marais et émigre en bandes considérables, pas plus que du hibou commun qui se cantonne lui aussi dans les bois, d'où nous arrivent de temps à autre ses cou-hou étouffés par l'éloignement.

Mais, dans la moitié méridionale de la France, on rencontre une charmante espèce de petite taille : le scops ou petit-duc, pas plus gros qu'une grive. Il ne redoute aucunement le voisinage de l'homme et vient familièrement chanter dans nos parcs et dans nos jardins, même aux abords des villes. Sa note unique : tiô, est aussi cristalline que celle de l'alyte, le petit crapaud chanteur des nuits de printemps et d'été ; un peu plus sonore peut-être, mais, à distance, il est souvent difficile de les distinguer. Dans mes souvenirs, elle évoque les longues soirées de juin, embaumées du parfum de la vigne en fleur, sur les échalas de laquelle il venait se percher et jeter par intervalles son appel limpide.

Ce sont là les voix classiques de la nuit, que chacun a pu entendre. Il en est d'autres, plus rares et plus inattendues. Elles varient suivant les époques et les régions, sans parler des migrateurs dont le passage nocturne et les cris ont donné naissance à tant de légendes. Il serait trop long de les énumérer, et je m'en tiendrai à ma propre expérience. J'ai souvenir d'une nuit d'insomnie fiévreuse, succédant à une journée de mai d'une chaleur vraiment anormale, où vainement, alitée dans une chambre étouffante, j'avais cherché le sommeil et le repos. Assiégée par les angoisses de la maladie, de l'avenir, de la situation présente — c'était en 1943 — avec cette intensité hallucinante que seules la fièvre et la nuit savent ajouter à l'inquiétude, n'en pouvant plus, je me levai et sortis sur mon balcon pour respirer et trouver un peu de fraîcheur. Minuit venait de sonner, O surprise ! dans la nuit claire un chant d'oiseau résonnait doucement au lointain : celui de l'alouette lulu, de la petite alouette que les Anglais appellent « alouette des bois », et qui ressemble à une sonnerie de clochettes. Je savais qu'à l'époque des amours elle chante parfois la nuit, mais je ne l'avais jamais entendue. Aussi je restai longtemps là, ravie, à écouter la petite clochette qui tintait, pure, frêle et solitaire, dans le grand silence. Quand je regagnai mon lit, d'heureuses images de mes amis ailés avaient remplacé les fantômes de la fièvre. Un peu plus tard — c'était en 1943, toujours le black-out ! — la caille lança tout à coup ses trois notes sonores et les répéta inlassablement à de courts intervalles, tantôt lointaines, tantôt si proches qu'on l'aurait crue dans le jardin, redoublées quelquefois par l'écho, jusqu'aux approches de l'aube, dont la première lueur éveilla l'immense chœur des oiseaux du voisinage, aux accents jubilants duquel je m'endormis enfin.

Pierrette MAGNE.

Le Chasseur Français N°651 Mai 1951 Page 260