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La plante du désert

Une conséquence inattendue de la guerre en Egypte et en Libye sera-t-elle de voir, dans un proche avenir, le Sahara transformé, en certaines saisons, en étendue verdoyante ? Telle semble être la conclusion que l'on pourrait tirer à la lecture de la question écrite posée récemment au Ministre de la France d'Outre-Mer et que nous avons empruntée au Journal officiel.

Demande.

— M. Luc Durand-Reville demande à M. le Ministre de la France d'Outre-Mer si les services de l'agriculture de son département ont eu connaissance de constatations faites dans le désert libyque, où d'importantes étendues, autrefois complètement arides, auraient été ensemencées de façon accidentelle, durant la guerre, par les graines d'une herbe de l'espèce kochie importée d'Australie, qui se développerait de façon remarquable dans les zones où elle a été introduite et où elle constituerait un excellent pâturage pour les troupeaux, et demande s'il ne lui paraît pas souhaitable de faire procéder à des essais semblables à ceux que poursuit de son côté le ministère égyptien de l'Agriculture, pour tenter d'implanter cette végétation dans les zones désertiques de nos territoires d'outre-mer, où le problème de l'alimentation du bétail se pose avec acuité à chaque saison sèche, sans jamais avoir reçu jusqu'ici de solution satisfaisante.

Réponse.

—A la suite de renseignements recueillis auprès des spécialistes égyptiens de l'agrostologie, le ministère de la France d'Outre-Mer est en mesure de fournir les précisions suivantes.

Détermination.

— Cette plante serait une chénopodiacée du genre kochie. Son espèce n'a pas encore été exactement déterminée. Des échantillons ont été envoyés en Grande-Bretagne dans ce but. Selon les premières observations des botanistes égyptiens, il s'agirait d'une plante poussant à l'état sauvage dans certaines sections des déserts d'Australie. Quelques plantes de la même famille figurent déjà parmi celles que l'on trouve dans la zone du littoral du désert libyque, mais elles n'ont ni l'intensité de végétation, ni la faculté de s'étendre par ensemencement spontané.

Aspect.

— La kochie forme des buissons assez touffus à très courtes racines. En plein développement (juin, juillet, août dans le climat du désert égyptien), la plante peut atteindre jusqu'à trois mètres de hauteur. Sa tige est fibreuse, extrêmement ramifiée. Les rameaux portent de petites feuilles vertes charnues d'un demi-centimètre de largeur et de deux centimètres de longueur. Les fleurs se trouvent à la base des feuilles. Elles sont minuscules, d'un jaune qui tire sur le marron. Les graines mûrissent très rapidement. Elles sont entourées d'un duvet floconneux. Elles sont très fines et noires.

Ensemencement.

— Se fait de deux façons :

1° Le vent arrache le duvet des graines et les éparpille sur de grandes distances ;

2° A la fin de l'été, les buissons eux-mêmes, complètement desséchés, se laissent aisément déraciner et roulent sur le sol, éparpillant les graines encore adhérentes aux rameaux. On trouve ainsi des buissons secs à des dizaines de kilomètres de l'endroit où ils avaient poussé. Ces branchages secs forment d'ailleurs un excellent combustible pour les feux de camps des Bédouins qui les ramassent auprès de leurs tentes.

Époque du développement.

— Les graines germent au printemps (période février-mars dans le désert libyque du Nord). La plante se développe rapidement au plus fort de l’été. En pleine chaleur, de juin à août, elle résiste à la dessiccation, alors que tous les pâturages naturels du désert sont brûlés par le soleil. De fin août au début de l'hiver, à part quelques rares échantillons mieux abrités (coins de ouadi ombrés et abris sous roches humides), la plante disparaît complètement du désert.

Essais de culture.

— Les premiers essais de culture ont été faits dans la banlieue ouest d'Alexandrie sur un vaste terrain désertique utilisé en partie par la quarantaine vétérinaire. Le Dr Hilal Kassem, directeur des services de la quarantaine vétérinaire, ensemença trois sections importantes en laissant l'une dans son état primitif de sol désertique ; la seconde fut régulièrement irriguée ; la troisième avait reçu, en plus de son irrigation, une couche de fumier provenant des étables et équivalant à ce qu'un paysan de la région place sur un terrain ensemencé en légumes. La plante se développa au rythme indiqué plus haut, mais, phénomène inexpliqué : il était impossible de distinguer après coup, d'après l'aspect de la plante, celle qui avait été laissée à elle-même, celle qui avait reçu un arrosage abondant et celle qui avait poussé sur un terrain fumé et arrosé.

Utilisation.

— Les Bédouins du désert furent les premiers à s'apercevoir de l'intérêt que présentait cette herbe inconnue dont leurs chèvres et leurs moutons étaient friands. Ces détails ne parvinrent à la connaissance des autorités égyptiennes que plus tard, à la suite d'une première enquête. Le fait qui détermina les recherches fut le suivant : le Dr Hilal Kassem, directeur de la quarantaine vétérinaire d'Alexandrie, remarqua que des volailles élevées auprès de sa maison refusaient leur nourriture habituelle et préféraient picorer des buissons qui s'étaient développés sur un terrain vague. L'attention étant ainsi retenue, on remarqua que la plante était devenue commune sur de grandes étendues désertiques. Le Dr Hilal Kassem, ayant recueilli les témoignages des Bédouins, entreprit de nourrir les animaux qui passaient à la quarantaine vétérinaire avec cette plante. Ces essais ont été faits sur une petite échelle, mais les résultats furent concluants : non seulement les bêtes n'ont, en général, aucune répugnance pour cette plante, mais, visiblement, elles s'en régalent. Les expériences portèrent sur des volailles (poules, dindes, oies), du gibier (cailles, lièvres, gazelles), des moutons (espèces de Cyrénaïque), des vaches (importées de Hongrie), des lapins domestiques et des chèvres (races du désert libyque), des chameaux. Les mulets et les ânes s'en nourrissent très volontiers, mais il semble que les chevaux aient une certaine répugnance pour la plante. Au cours des brèves expériences tentées à Alexandrie, on nota que seuls les chevaux la refusaient. Elle leur était servie brute, en tiges, sans aucun mélange avec d'autres aliments. Il reste à savoir s'ils l'accepteraient hachée et mêlée avec du son, par exemple.

Qualités nutritives.

— Les laboratoires du ministère égyptien de l'Agriculture ont constaté par analyse que les feuilles de la plante avaient les mêmes qualités nutritives que le trèfle communément utilisé pour les bestiaux en Egypte.

Terrain le plus favorable.

— La plante croît partout dans le désert. Elle n'exige pas un sol profond. Ses racines s'étalent à une faible profondeur et recherchent plutôt l'humidité apportée par les rosées toujours abondantes sur la bande côtière libyque que l'humidité profonde du sol. Cependant, on observe qu'elles paraissent fixées de préférence sur les sols calcaires ou enrichis de calcaire.

Toutes ces observations n'ont pas été faites avec une rigueur scientifique. Le Dr Hilal Kassem a surtout cherché à établir l'habitat, le mode de dissémination et l'utilisation de la plante. Des recherches plus complètes sont en cours. Certains botanistes se montrent réticents, car la croissance rapide de cette plante leur fait craindre une possibilité d'envahissement des zones cultivées par une herbe particulièrement vivace et de nature à nuire aux grandes cultures industrielles égyptiennes comme le coton. Jusqu'à maintenant, aucun insecte ou parasite n'a été remarqué sur cette plante. La section technique d'agriculture tropicale du ministère de la France d'Outre-Mer va intervenir auprès des services techniques compétents d'outre-mer pour faire effectuer dans les régions à climat soudano-saharien de l'Union française les essais d'introduction de cette plante de pâturage.

Le Chasseur Français N°651 Mai 1951 Page 309