Aujourd’hui que la géopolitique, la rapidité des
communications, la connaissance de la géographie universelle — seul gain que nous
ayons retiré des guerres mondiales — ont singulièrement racorni et rapetissé le
globe terrestre, il est un point troublant et cependant universellement
constaté : la décroissance de taille des espèces animales transplantées
des continents sur des îles de plus ou moins grande dimension.
Ce phénomène, entrevu par Darwin au cours de ses voyages en Sud-Amérique,
a été plus ou moins activement étudié depuis un siècle par les biologistes,
sans qu'aucun puisse en fournir une explication, même approchée.
Voici les faits : prenons, par exemple, une vache. Même
si, comme cela arrive dans la majorité des cas, elle ne passe pas sa vie dans
une même ferme où elle naît, vit, se reproduit et meurt, nous pouvons estimer
qu'elle ne va pas courir le monde et qu'un cercle de 25 kilomètres englobera
largement, sa vie durant, tous ses « déplacements et villégiatures ».
Il semble donc royalement indifférent que les prés et les étables où s'écoulera
sa vie soient situés au centre de l'Europe, ou tout au contraire au milieu
d'une grande île, puisque jamais elle ne s'écartera de limites assez
restreintes. Toutes conditions de climat, de travail, d'habitat étant
similaires, il semblerait qu'au bout de quelques générations les bêtes
insulaires et les bêtes continentales soient demeurées interchangeables et de
même taille. Or l'expérience prouve qu'il n'en est rien.
Le bétail transplanté dans une île de 80 kilomètres en tous
sens, par exemple, même s'il n'est jamais venu buter contre les limites maritimes,
tout en conservant l'espace vital — comme eût dit Hitler — qui lui est nécessaire,
se met à décroître régulièrement en toutes ses dimensions, et cela en
proportion exacte du plus ou moins d’étendue de l'île !
C'est là chose infiniment curieuse, mais indéniable.
L'Australie, lors de sa découverte, ne comportait aucun des grands animaux des
continents africains ou asiatiques, ni éléphants, ni rhinocéros, ni buffles,
mais seulement des cerfs de petite taille, des chiens dingos et des kangourous.
La bête la plus lourde ne dépassait pas cent kilos. Dans les îles du Pacifique,
l'animal record est un maigre porc haut sur pattes.
Lorsque les Espagnols eurent importé le cheval en Amérique,
il devint, sur ce continent, un anima1 magnifique, à la fois robuste et rapide,
allant jusqu'au bout de sa croissance.
De même les taureaux et les vaches, les immenses troupeaux
des gauchos argentins ou des cow-boys texiens. Par contre, le bétail déposé aux
îles Falkland décrut en taille de génération en génération, et les chevaux de
Haïti, par exemple, frères de ceux du Texas, ne sont plus que de maigres bêtes légères,
bien déchues de leur taille d'antan.
Plus près de nous, en Corse, en Sicile, en Sardaigne, le cheval
est indéniablement plus petit que sur le continent. Les soins et l'alimentation
n'y font rien. Un cheval de charrette qui fait le va-et-vient Calvi-Ajaccio a
autant d'espace que celui qui va de Pontoise à Charenton, il n'est freiné
physiquement par aucune limitation de son action, et pourtant un cheval « continental »
importé dans ces îles voit, au bout de quelques générations, sa descendance
rejoindre la taille des autochtones. Et les petits cochons noirs qui grouillent
dans les villages corses ne sont guère que la moitié de leurs frères de terre ferme.
Dans la presqu'île bretonne, l'influence de la « terre
limitée » se fait sentir sur les vaches, mais si nous passons dans les
îles de la Manche, à Jersey ou à Guernesey, nous rencontrons des laitières de trois
ou quatre ans de la taille d'un veau ordinaire de quelques mois. Plus au nord, le
poney des Shetland nous présente la démonstration type. De rapetissement en
rapetissement, il arrive à ne plus présenter, adulte, que la taille d'un très
gros chien. De même, en Écosse, dans le comté de Fife, où la coutume est
d'élever des troupeaux de moutons dans dés îles isolées, où il n'y a qu'une ou
deux maisons de gardiens, on assiste à une curieuse transformation : les
moutons à priori semblent grossir, leur laine n'étant pas cardée et arrachée
par les ronces et les broussailles, sur ces pâturages désolés où ne pousse
aucun arbuste, mais une fois tondus ils deviennent minables, et ce n'est que
par une importation incessante de reproducteurs étrangers qu'on arrive à les
empêcher de devenir des nains. Remarquons ici que nous comparons des bêtes
vivant dans des conditions parfaitement similaires. Il serait exagéré de
comparer le petit bœuf musqué groenlandais, vivant dans des régions glacées, au
puissant bison des grandes plaines tempérées. Ce qui est typique, c'est le superbe
cheval d'Asie Mineure qui, transporté à Smyrne ou dans les îles de l'archipel
grec, donne des petits-fils sur lesquels un cavalier de taille ordinaire a les
deux pieds qui traînent par terre.
La même modification est-elle constatée dans l'espèce
humaine ? Ici, les observations -sont perpétuellement faussées par les
voyages, l'immigration, l'apport incessant de sang étranger. Les îles britanniques,
par exemple, au cours de leur histoire, ont perpétuellement reçu et reçoivent
encore un influx d'émigrants nordiques de taille élevée, scandinaves ou
germaniques, qui maintiennent dans leur population un standard physique très
élevé et, de ce fait, on ne pourrait tirer de leur territoire que des
conclusions erronées. Mais, pour nous en tenir à l'Europe, je citerai seulement
trois groupes insulaires où, bien que les hommes aient plus peut-être que
partout ailleurs l'habitude de courir le monde, ils reviennent presque tous
épouser des femmes de leurs îles et faire souche localement.
Eh bien ! il est indéniable qu’en Corse il y a moins
d'hommes grands (je ne dis pas de grands hommes, Dio santo ! et la
vendetta ?) moins de grands hommes que sur le continent. Et ceci vaut pour
tout le groupe sarde-sicilien. Le Grec des îles est de stature moins élevé que
ses voisins les Grecs de la péninsule ou les Turcs d'Anatolie. Le Baléare est
encore plus net comme élément de démonstration, et Don Quichotte, qui
paraissait déjà grand chevauchant sur les plateaux de l'Aragon, provoquerait à
Palma ou à Soller de véritables attroupements.
Il n'y a là, notons-le bien, ni atrophie intellectuelle, ni
dégénérescence physique au sens strict du mot. Le poney des Shetland est
infiniment plus malin, plus intelligent et plus affectueux que cette grande
bourrique de pur sang -anglais, et les Corses, pour ne citer qu'eux, ont fourni
au monde entier de beaux, exemples d'hommes de premier ordre.
Non ! vous ne me ferez pas citer Napoléon, bien que
l'envie ne m'en manque pas ; il est trop exceptionnel pour s'intégrer dans
un raisonnement général. Nous nous trouvons simplement en présence de « prisonniers »
qui, sans souffrir de leur prison ni se heurter aux barreaux de leur cage, se
sont adaptés subtilement au cours des siècles à l'espace disponible et ont
réalisé une sorte d'équilibre avec les dimensions du milieu, naissant peu à peu
« à la demande », jusqu'au moment où ils se sont trouvés en rapport,
étant donné divers facteurs tels que consanguinité, densité de population, etc.,
etc., avec le territoire qu'ils occupent.
Il serait souhaitable de voir quelque spécialiste de la
physiologie nous exposer, plus précisément que je ne puis le faire, les raisons
vraies et les lois de cette modification des êtres insulaires. Ce qui précède
n'est que réflexions de voyageur, sans aucunes prétentions scientifiques, et je
ne les ai écrites que pour faire appel à plus compétent que moi, ce qui, à mon
sens, est la seule manière de faire avancer nos connaissances.
Paul MOLYNEUX.
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