Accueil  > Années 1951  > N°652 Juin 1951  > Page 325 Tous droits réservés

Le tir de chasse devant les chiens

Les difficultés du marais

Le marais a tout pour lui, y compris les moustiques et les difficultés que ses fidèles acceptent sans murmures ! Et, avouons-le, avec reconnaissance, parce que les uns et les autres rebutent les tièdes et les éloignent.

Paysages prenants, roseaux verts de l'été, roseaux déclinants de l'automne, roseaux jaunes de l'hiver, roseaux renaissants du printemps, herbes vives, herbes mortes dépassant d'une eau miroitante, quels traquenards bien masqués ne tendez-vous pas au tir qui vous prend pour terrain !

Aucun sol ne s'attaque à lui comme le marais.

Et cela pendant une durée mordant sur les quatre saisons. Jamais il n'est las de recevoir les intrus qui ne le vénèrent pas assez, avec des rudesses lentes, dissimulées sous les apparences d'une invite. Il est même si pénétré de ce besoin d'opposition qu'en même temps qu'il vous tient par le cœur il vous arrête par le corps, à toutes les occasions.

Tous les ans, il sonne, à l'intention des fusils, des cartouches, de beaucoup d'hommes et de leurs chiens, la fanfare du renouveau. Il est le premier à ramener la joie d'une ouverture.

Parmi les nombreuses façons dont dispose la condition humaine de se tourmenter pour son agrément : la chasse au marais, en été, est une des mieux venues. Qu'il y ait trop ou pas assez d'eau, la chaleur vous écrase. Qu'on patauge sur un fond d'herbes molles poussées sur un sol inégal, ou qu'on se meuve sur des parties sèches bordées de fossés remplis : les trous sont toujours là, tapissés de végétations qui brisent la marche, vous tordent les pieds et vous éreintent. L'eau ne s'étend pas seulement aux alentours, elle vous inonde le visage assailli déjà par les mouches. Toutes choses à vous faire sagement rester chez soi et que le talisman de tenir un fusil dans ses mains vous rend paradisiaques.

Mais, ce fusil providentiel, comment s'en servir en de telles circonstances ? Comme nous l'avons souligné plus haut, le marais se plaît à ancrer dans son sol tourmenté les hommes et les bestiaux qui le hantent.

Cette aventure est moins cruelle pour ces derniers, qui n'ont point de fusil, tandis que celui du chasseur, lorsqu'il est privé du concours des pieds qui le promènent se trouve aussi bien placé pour se débrouiller qu'un innocent qui se lance dans la vie en croyant se plonger dans un bain de vertu.

L'œil est généralement considéré comme le meilleur auxiliaire du tir, comme son instrument type. On entend bien rarement parler de l'importance du bras, des mains, qui égale largement la sienne. L'œil regarde et doit par conséquent avoir une vision nette du gibier sur lequel il se fixe. Mais que ferait-il si le bras ne dirigeait pas instinctivement les canons dans la direction indiquée par la vue, si le ou les bras, selon chacun, ne donnaient pas l'avance utile, et si l'index ne pressait pas la détente à la seconde voulue ? Il ne serait capable de rien d'autre que de contempler la nature.

D'autre part, que deviendraient, à leur tour, les bras, les mains, et l'oeil lui-même, si les jambes et les pieds ne les secondaient pas dans l'accomplissement de leur tâche ? Sans le travail des pieds, aucune suite à la mission de l'œil n'est pratiquement réalisable ; aucune volte-face n'est exécutable, aucune rotation du tronc n'est complète, et les possibilités d'action s'en trouvent diminuées de moitié. Trahi par les pieds et les jambes, le corps subit un démembrement provoquant une scission des mouvements indivisibles qui forment l'armature du tir de chasse. Le jeu de pieds n'est pas une conséquence du tir ; bien au contraire, ce dernier ne peut rien sans lui et reste sous sa dépendance. Vouloir l'ignorer vous place dans la situation d'un amputé des deux bras qui tenterait de sauter à la corde par ses propres moyens.

Si nous avons insisté si fréquemment sur l'influence considérable que le jeu de pieds exerce sur le tir, c'est pour que ceux qui ne s'en souciaient guère puissent comprendre qu'en se donnant le plaisir de le contrecarrer le marais met dans les roues du tir un bâton incassable. La fatigue, dont il dispose les filets comme un maître, venant à la rescousse, achève le brouillage des cartes si savamment préparé.

Dans de telles conditions, le tir n'a qu'à bien sa tenir ! Et pourtant il se tient facilement assez mal ! On ne peut d'ailleurs pas généraliser parce que chaque espèce de marais possède ses particularités et que les uns sont plus que les autres défavorables au tir.

L'habitude qu'on prend du terrain sur un marais où l'on chasse fréquemment combat, dans la mesure du possible, les embûches réservées au jeu de pieds ; mais on n'est jamais sûr de rien, même en été, où le déséquilibre des pieds remplace, sans trop déchoir, leur succion par le sol amolli.

A cette réalité permanente s'ajoute la question chien, qui n'est point pour faciliter des aises plus que fragiles. On vient dans le dessein de chasser, et nullement dans celui, plus spécial, d'éviter des pièges tendus sous ses pas : on opère donc comme s'ils n'existaient point. On doit suivre son chien de l'œil, continuellement, sans distractions, et le suivre également avec ses jambes. Dans l'ordre des choses le plus favorable, la marche suit la cadence d'un cabotage supportable, permettant de voir où l'on pose ses pieds. Cependant, lorsque le chien accélère son allure, il vous oblige à forcer le pas, soit en l'allongeant sans presser le mouvement, soit en le précipitant en raccourcissant les enjambées. Les deux méthodes se valent, ce qui n'est pas une recommandation, car elles sous-entendent toutes les deux une lutte continuelle, avec une nature archi-primitive, pour conserver un équilibre d'autant plus précieux qu'une chute ne fait pas rire autant celui qui tombe que ceux qui le voient s'étaler. En plus, cela n'avance en rien les affaires, surtout lorsqu'on tient un fusil toujours prêt à détruire n'importe quoi : même celui qui le soigne comme sa propre personne, avec une continuité de tendresse pleinement intéressée.

C'est juste à l'instant que la créature humaine met dans une posture ridicule la dignité dont elle fait tant de cas que le gibier prend un départ confortable et s'enfuit tranquillement sans se douter combien, parfois, l'imprévu se montre généreux.

Le tir à tout contre lui au marais, et en même temps il y est roi. Il en est à la fois la négation et la glorification. Sa régularité y est mise en faillite. Elle ne peut compter sur aucune aide pour la soutenir, même pas sur celle de sa ponctualité la plus stricte. A côté de cela, les portes sont ouvertes à son génie.

Toutes les méthodes y tâtonnent, puisqu’elles ne rencontrent plus de bases assez fermes pour y être mises en pratique. Le marais est une chaire où les professeurs enlisent leurs théories.

Le meilleur conseil à donner aux débutants serait donc de leur dire : Tirez comme vous en avez l'habitude, et suppliez la Providence de prendre vos extrémités inférieures en considération ...

Raymond DUEZ.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 325