Le marais a tout pour lui, y compris les moustiques et les
difficultés que ses fidèles acceptent sans murmures ! Et, avouons-le, avec
reconnaissance, parce que les uns et les autres rebutent les tièdes et les
éloignent.
Paysages prenants, roseaux verts de l'été, roseaux
déclinants de l'automne, roseaux jaunes de l'hiver, roseaux renaissants du
printemps, herbes vives, herbes mortes dépassant d'une eau miroitante, quels
traquenards bien masqués ne tendez-vous pas au tir qui vous prend pour terrain !
Aucun sol ne s'attaque à lui comme le marais.
Et cela pendant une durée mordant sur les quatre saisons.
Jamais il n'est las de recevoir les intrus qui ne le vénèrent pas assez, avec
des rudesses lentes, dissimulées sous les apparences d'une invite. Il est même
si pénétré de ce besoin d'opposition qu'en même temps qu'il vous tient par le
cœur il vous arrête par le corps, à toutes les occasions.
Tous les ans, il sonne, à l'intention des fusils, des
cartouches, de beaucoup d'hommes et de leurs chiens, la fanfare du renouveau.
Il est le premier à ramener la joie d'une ouverture.
Parmi les nombreuses façons dont dispose la condition
humaine de se tourmenter pour son agrément : la chasse au marais, en été,
est une des mieux venues. Qu'il y ait trop ou pas assez d'eau, la chaleur vous
écrase. Qu'on patauge sur un fond d'herbes molles poussées sur un sol inégal,
ou qu'on se meuve sur des parties sèches bordées de fossés remplis : les
trous sont toujours là, tapissés de végétations qui brisent la marche, vous
tordent les pieds et vous éreintent. L'eau ne s'étend pas seulement aux
alentours, elle vous inonde le visage assailli déjà par les mouches. Toutes
choses à vous faire sagement rester chez soi et que le talisman de tenir un fusil
dans ses mains vous rend paradisiaques.
Mais, ce fusil providentiel, comment s'en servir en de telles
circonstances ? Comme nous l'avons souligné plus haut, le marais se plaît
à ancrer dans son sol tourmenté les hommes et les bestiaux qui le hantent.
Cette aventure est moins cruelle pour ces derniers, qui
n'ont point de fusil, tandis que celui du chasseur, lorsqu'il est privé du
concours des pieds qui le promènent se trouve aussi bien placé pour se
débrouiller qu'un innocent qui se lance dans la vie en croyant se plonger dans
un bain de vertu.
L'œil est généralement considéré comme le meilleur
auxiliaire du tir, comme son instrument type. On entend bien rarement parler de
l'importance du bras, des mains, qui égale largement la sienne. L'œil regarde
et doit par conséquent avoir une vision nette du gibier sur lequel il se fixe.
Mais que ferait-il si le bras ne dirigeait pas instinctivement les canons dans
la direction indiquée par la vue, si le ou les bras, selon chacun, ne donnaient
pas l'avance utile, et si l'index ne pressait pas la détente à la seconde
voulue ? Il ne serait capable de rien d'autre que de contempler la nature.
D'autre part, que deviendraient, à leur tour, les bras, les
mains, et l'oeil lui-même, si les jambes et les pieds ne les secondaient pas
dans l'accomplissement de leur tâche ? Sans le travail des pieds, aucune
suite à la mission de l'œil n'est pratiquement réalisable ; aucune
volte-face n'est exécutable, aucune rotation du tronc n'est complète, et les
possibilités d'action s'en trouvent diminuées de moitié. Trahi par les pieds et
les jambes, le corps subit un démembrement provoquant une scission des
mouvements indivisibles qui forment l'armature du tir de chasse. Le jeu de
pieds n'est pas une conséquence du tir ; bien au contraire, ce dernier ne
peut rien sans lui et reste sous sa dépendance. Vouloir l'ignorer vous place
dans la situation d'un amputé des deux bras qui tenterait de sauter à la corde
par ses propres moyens.
Si nous avons insisté si fréquemment sur l'influence
considérable que le jeu de pieds exerce sur le tir, c'est pour que ceux qui ne s'en
souciaient guère puissent comprendre qu'en se donnant le plaisir de le
contrecarrer le marais met dans les roues du tir un bâton incassable. La
fatigue, dont il dispose les filets comme un maître, venant à la rescousse,
achève le brouillage des cartes si savamment préparé.
Dans de telles conditions, le tir n'a qu'à bien sa tenir !
Et pourtant il se tient facilement assez mal ! On ne peut d'ailleurs pas
généraliser parce que chaque espèce de marais possède ses particularités et que
les uns sont plus que les autres défavorables au tir.
L'habitude qu'on prend du terrain sur un marais où l'on
chasse fréquemment combat, dans la mesure du possible, les embûches réservées
au jeu de pieds ; mais on n'est jamais sûr de rien, même en été, où le
déséquilibre des pieds remplace, sans trop déchoir, leur succion par le sol
amolli.
A cette réalité permanente s'ajoute la question chien, qui
n'est point pour faciliter des aises plus que fragiles. On vient dans le
dessein de chasser, et nullement dans celui, plus spécial, d'éviter des pièges
tendus sous ses pas : on opère donc comme s'ils n'existaient point. On
doit suivre son chien de l'œil, continuellement, sans distractions, et le
suivre également avec ses jambes. Dans l'ordre des choses le plus favorable, la
marche suit la cadence d'un cabotage supportable, permettant de voir où l'on
pose ses pieds. Cependant, lorsque le chien accélère son allure, il vous oblige
à forcer le pas, soit en l'allongeant sans presser le mouvement, soit en le
précipitant en raccourcissant les enjambées. Les deux méthodes se valent, ce
qui n'est pas une recommandation, car elles sous-entendent toutes les deux une
lutte continuelle, avec une nature archi-primitive, pour conserver un équilibre
d'autant plus précieux qu'une chute ne fait pas rire autant celui qui tombe que
ceux qui le voient s'étaler. En plus, cela n'avance en rien les affaires,
surtout lorsqu'on tient un fusil toujours prêt à détruire n'importe quoi :
même celui qui le soigne comme sa propre personne, avec une continuité de
tendresse pleinement intéressée.
C'est juste à l'instant que la créature humaine met dans une
posture ridicule la dignité dont elle fait tant de cas que le gibier prend un
départ confortable et s'enfuit tranquillement sans se douter combien, parfois,
l'imprévu se montre généreux.
Le tir à tout contre lui au marais, et en même temps il y
est roi. Il en est à la fois la négation et la glorification. Sa régularité y
est mise en faillite. Elle ne peut compter sur aucune aide pour la soutenir,
même pas sur celle de sa ponctualité la plus stricte. A côté de cela, les portes
sont ouvertes à son génie.
Toutes les méthodes y tâtonnent, puisqu’elles ne rencontrent
plus de bases assez fermes pour y être mises en pratique. Le marais est une
chaire où les professeurs enlisent leurs théories.
Le meilleur conseil à donner aux débutants serait donc de leur
dire : Tirez comme vous en avez l'habitude, et suppliez la Providence de
prendre vos extrémités inférieures en considération ...
Raymond DUEZ.
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