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Chasses de peuples primitifs

Le poison de l'antiar

La petite baie de Padjitan, située vers le milieu de la longueur de l'île sur la côte sud de Java, offre à la vue de ses visiteurs un paysage où sont réunies en un tableau panoramique toutes les richesses d'une nature sauvage et indomptée. Entourée de silhouettes volcaniques avec, pour fond, l'impressionnant contour du mont Lawu, ses rives sont couvertes d'une végétation exubérante où, dans une sylve variée et recouverte d'innombrables orchidées, le casuarina reste l'élément prédominant.

L'idée de paradis terrestre s'associait à toutes mes pensées en cette belle journée où, une fois l'ancre de mon navire bien crochée, une embarcation armée d'indigènes me portait vers l'embouchure de la rivière du fond de la baie qui mène un peu plus loin à Padjitan, un kampong d'une certaine importance où se tiennent les établissements de commerce du pays. Ceux qui ont approché du large un paysage tropical se rappellent à quel point on se sent sollicité vers le rivage par les multiples senteurs aromatiques dont la brise matinale est lourdement chargée. Plus efficaces que le chant des sirènes d'Ulysse, ces effluves raniment la joie de vivre et surexcitent le désir d'aborder une terre pleine de promesses.

A Padjitan, comme ailleurs, la médaille a toutefois son revers. Un peu trop vite, en effet, j'y retrouvais tout le cortège des petites et grandes misères des pays chauds, dont rêves et illusions ne font qu'une rapide bouchée.

Allez donc faire, comme moi, une excursion matinale à travers les herbes et la forêt encore humides. L'esprit se réjouit à la vue de ces fleurs, de ces plantes qui rampent partout, des couleurs extraordinaires et des formes grotesques des orchidées. Votre intérêt est capturé par l'ingéniosité des plantes carnivores, l'incroyable variété des oiseaux ..., jusqu'au moment où votre guide fait un sursaut, en s'écriant « oulok », ce qui signifie « serpent ». Alors vos pensées redeviennent prosaïques, car, si le grand boa de six mètres n'est pas venimeux et s'écarte à votre passage, les nombreux petits serpents, que leur taille et leur couleur vous tiennent cachés, sont les plus dangereux, et le contact de leur crochet est mortel.

Gardez-vous de vous asseoir par terre sans précautions, la piqûre du scorpion vous fera souffrir pendant des jours. Et ne marchez pas dans l'herbe, ne frôlez pas les buissons humides, vous vous en repentiriez, car des sangsues se fixeront par dizaines à vos mains et à vos pieds, à votre figure et même à votre dos, et vous ne pourriez vous en débarrasser avant qu'elles ne se soient gonflées de votre sang.

Et si, las de la chaleur écrasante et humide de la journée, vous vous apprêtez à goûter la petite brise du soir, à l'air libre d'une véranda, voilà que d'innombrables moucherons vous assaillent, vous pénètrent dans les yeux, les oreilles, la bouche et le nez, et se retrouvent sous vos vêtements. Vous faites leur compte à deux ou trois douzaines, rien n'y sert — ils viennent par milliers. Impossible de rester. Vous entrez à l'intérieur. Les moucherons vous suivent, bientôt accompagnés de moustiques à malaria, qui vous obligent à chercher refuge sous une moustiquaire. Là encore, quelques-uns trouvent un passage, et leur mélodie, bien connue de ceux qui ont passé par là, vous empêche, pendant des heures, de vous endormir, car vous vous demandez sans cesse si le moustique que vous entendez a pénétré ou non à l'intérieur de votre abri.

Les pieds de votre lit sont installés dans des boîtes de conserves remplies de pétrole. Cela vous rappelle les termites, autre petit inconvénient du pays. Inutile d'imbiber les meubles et le bois de la maison de produits chers et compliqués, le destin suit son cours et, transformé en poussière par l'infatigable insecte, le bungalow s'en va tôt ou tard rejoindre le passé.

Dans les grandes forêts des environs, l'orang-outang, l'éléphant, le rhinocéros, le sanglier, le tapir, l'ours, le cerf et le tigre royal s'observent et se combattent. Rares sont les rencontres de ces bêtes avec l'homme blanc. Les indigènes cependant, que leur vie oblige à des séjours prolongés dans la brousse, rapportent de temps à autre le témoignage de leur existence, et il y a d'ailleurs, parmi eux, d'excellents chasseurs de grands fauves.

J'ai eu l'occasion de connaître un spécialiste du genre du nom de Tongké, vieux Javanais des environs, qui avait l'habitude de se rendre à Padjitan pour vendre des peaux, produit de ses chasses.

Contrairement à la plupart des gens de sa tribu, Tongké n'avait pas adopté la doctrine de l'Islam, mais était resté fidèle au culte des anciennes idoles obscures du pays ; il savait reconnaître les maladies, et les indigènes aimaient se servir des médicaments préparés par lui avec les plantes de la forêt. Son naturel sombre et peu communicatif, le genre de vie aussi qu'il menait lui avaient acquis de la part des Malais un certain respect mêlé de crainte ; mais l'influence qu'il exerçait sur les gens de sa race était, d'un autre côté, la cause d'une profonde animosité que les colons hollandais nourrissaient à son endroit.

Je fis sa connaissance un jour qu'il s'approchait du kampong, en portant sur l'épaule une peau de tigre, qu'à cause de sa beauté et de sa grandeur extraordinaire je me mis, sans hésitation, à lui marchander. Nos pourparlers furent laborieux, car ni Tongké ni moi ne disposions d'un bagage de hollandais susceptible de permettre une entente rapide. La peau fut étendue par terre. J'en examinai vainement les deux faces pour y découvrir des traces de blessures. Ayant deviné ma pensée, Tongké me fit voir alors qu'à la hauteur de la cuisse gauche de la bête la peau était percée d'un très petit trou rond, qui avait échappé à mon examen. C'était à peine une grosse piqûre. Jamais, d'ailleurs, l'idée ne me serait venue que cette blessure insignifiante avait pu causer la mort d'un félin de cette taille et dont par ailleurs les chasseurs redoutent avec raison la formidable vitalité. Par des gestes, je fis comprendre ma question à l'indigène. Pour toute réponse, il ouvrit alors un tube en fer-blanc qu'il portait suspendu en travers sur la poitrine, sans doute le cadeau d'un marin, car ce n'était autre chose que l'emballage des verres pour sondeurs Warluzel en usage à bord de tous les navires de mer d'un certain tonnage. Tongké en retira des fléchettes d'un calibre de 4 millimètres à peine et d'une longueur de 35 centimètres à peu près, très finement taillées en bois dur et très pointues, mais sans empennages. A partir de la pointe, les fléchettes étaient recouvertes jusque vers leur milieu d'un vernis de couleur très foncée. Quand je m'apprêtai à éprouver l'une des pointes avec mon index, Tongké m'arrêta par un geste très vif accompagné des mots de « kayou oupass », tuân, qu'il prononça en désignant la forêt. Je compris alors que les fléchettes étaient empoisonnées. Outre les fléchettes, le carquois en fer-blanc contenait un tube en bois, dont une des fléchettes occupait le creux ; c'était une sarbacane prête à servir et bien à portée de main.

Ayant repris la peau, qui m'appartenait maintenant, l'indigène me précédait vers le kampong. Tout le long du chemin, je ne pus m'empêcher de réfléchir à son arme sournoise, bien plus discrète que les armes à feu dont les autorités hollandaises lui interdisaient l'usage, plus efficace aussi, puisque le poison rend mortelle la moindre blessure infligée.

Sans un mot, et avec une curieuse expression dans les yeux, Van t'Hoff, le transitaire hollandais, nous regarda approcher et monter l'escalier de sa véranda. Tongké y déposa son fardeau et partit silencieux.

— Où avez-vous déniché ce drôle d'oiseau ? fit le transitaire avec un geste de tête dans la direction où le Malais s'était éloigné:

Et, tout en donnant libre cours à son humeur vindicative, il me regarda déplier ma superbe peau de tigre, qui avait près de 3 mètres de la tête à l'extrémité de la queue.

— Je connais l'histoire de ce tigre, reprit-il. Ça fait un moment qu'il rôdait dans les parages, et plusieurs d'entre nous ont vainement essayé de l'avoir. La semaine dernière, il sortait subitement d'un fourré, près de l'endroit de la rivière où les indigènes ont l'habitude de laver leur linge. En trois bonds, il était là, saisît une femme à la nuque et la traîna dans le fourré. C'était le soir. Le village était fou de terreur. Les blancs s'armaient et partaient en groupe vers le lavoir, où ils se mirent à battre le fourré. Le tigre était resté tout près ; on l'avait trouvé avec sa proie à côté de lui. Il était blessé et se raidissait dans de terribles convulsions. Les doigts sur la détente, plusieurs d'entre nous approchèrent. Tout de suite, Tongké apparut de quelque part en prétendant l'avoir tué, ce dont personne, d'ailleurs, ne douta. On connaît les effets de l'upas (1). Tongké nous dit alors qu'il .avait profité des dernières clartés du jour pour suivre les nombreuses traces de sang. A travers les fourrés il avait vu la monstrueuse bête, qui, sans doute affamée, était occupée à dévorer sa victime ; prudemment, mais sans perdre de temps, avec l'instinct du demi-sauvage qu'il est, il s'en était approché et lui avait décoché une de ses infernales fléchettes ...

» La tête de la victime était broyée, méconnaissable ; tout le corps déchiré ; la place était couverte de lambeaux sanglants. L'estomac du monstre contenait un amas de chair fraîche et on y reconnaissait une main entière avec son avant-bras, qui avaient été avalés sans même être mâchés ... »

J'eus l'occasion, par la suite, de me faire montrer l'arbre qui produit ce formidable poison. C'est l'Antiaris toxicaria Rumph des botanistes. Son nom français est « antiar, (ou ipo) vénéneux » ; les Anglais l'appellent upastree. Pour les Hollandais, gens peu compliqués, c'est simplement le giftboom (arbre à poison).

En dehors de l'île de Java, on le rencontre à Sumatra, Bornéo, Célèbes et en Indochine. En 1330, il fut mentionné pour la première fois par Jordanus Cataloni, un père dominicain, dans un texte intitulé Voyage aux Indes orientales. L'auteur y rapporte qu'au moment de la floraison les effluves de l'arbre font mourir tous ceux qui s'en approchent. Pendant des siècles, ce texte fut suivi par d'autres, de plus en plus fantaisistes, qui répandirent en Europe, sur l'antiar, une véritable légende. Finalement, on croyait qu'à des milles à la ronde l'arbre ne tolérait aucune vie, ni animale, ni végétale. « Même les oiseaux qui passent au-dessus de son feuillage tombent comme assommés », dit un voyageur de l'époque. Les agents de la Compagnie indo-hollandaise avaient mainte occasion de faire la connaissance des effets de l'upas, mais l'arbre lui-même continuait de rester le secret des indigènes.

Le premier qui eut le mérite de le décrire fut le naturaliste français L.-Th. Leschenault de la Tour, qui avait visité l'île de Java, en 1804, à l'occasion d'un voyage autour du monde (voir Mémoires du Musée d'Histoire naturelle, IX). Il fut bientôt suivi par un compatriote, L.-A. Deschamps, et par les Anglais Horsfield et Raffles, ce dernier ayant été gouverneur du pays. Ce n'est donc que depuis le début du XIXe siècle que l'on possède des renseignements précis sur la vraie nature de l'antiar.

L'arbre, une plante monoïque, appartient à la famille des Morées ou Moracées, considérée elle-même par certains botanistes comme une tribu de la famille des Urticacées. Une des caractéristiques des Morées est le suc laiteux que l'on obtient de presque toutes les espèces lorsqu'on y pratique des incisions. Celui de l'antiar est un liquide jaune brun, très épais et collant, qui se dessèche en formant une sorte de croûte foncée. La saveur en est très amère avec un arrière-goût de poivre. Son absorption, provoque sur la langue et dans la gorge une sensation d'engourdissement, suivi de convulsions et de coliques avec diarrhée et vomissements. Elle a toujours une issue fatale.

L'antiar vénéneux est un arbre majestueux avec un tronc élancé et couronné d'un feuillage épais. Sa hauteur atteint 75 mètres. Le bois est de couleur claire, léger et quelque peu spongieux. Les belles fibres entrecroisées de l'écorce sont employées par les populations de l'Indochine à la fabrication de vêtements primitifs. L'arbre fournit un excellent raphia.

Les feuilles asymétriques sont alternes, à court pétiole, et dures au toucher. Les fleurs sont axillaires, les fleurs mâles groupées par petits paquets, les fleurs femelles isolées. Elles donnent un fruit charnu et rouge, à pépin. Ce fruit, d'ailleurs inoffensif, sert de nourriture aux oiseaux. On a observé que la toxicité du suc de l'arbre augmente avec l’âge de celui-ci, et aussi que le suc prélevé à la base du tronc est plus toxique que celui qui est prélevé à quelque distance du sol. Les chimistes ont isolé le principe actif de l'upas. II s'agit d'une matière cristalline très amère, un glucoside ayant pour formule chimique C27 H42 O10, qui agit sur le cœur et en provoque dans un délai extrêmement rapide l'arrêt par paralysie totale s'il parvient dans le sang. On peut rapprocher cette action de celle de la digitoxine contenue dans la digitale pourpre de nos forêts.

Les pharmaciens parsis de Bombay se servent des pépins du fruit de l’Antiaris toxicaria pour préparer un médicament à goût très amer contre la fièvre et la dysenterie. Certaines espèces d'antiaris fournissent des couleurs indigènes, presque toutes du raphia.

Ajoutons, pour finir, que la famille des Morées comprend des espèces bien connues en France et dans les colonies. Citons dans le choix ; le mûrier noir (Morus nigra), le figuier (Ficus carica), l'arbre à pain: (Artocarpus) et le Ficus elastica de nos appartements, dont le latex fournit la plus grande partie du caoutchouc de l'Inde.

René R.-J. ROHR,

Capitaine au long cours.

(1) Prononcez « oupass ».

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 328