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L'anneau d'aluminium

Nous entrions dans le temps où les migrateurs, sentant venir les chaleurs africaines, vont abriter leurs amours dans les marécages sans fin de Sibérie ou les moors humides des Highlands. Depuis que le soleil avait commencé sa descente vers le Rhône, j'attendais vainement en bordure d'une lône des Enfores qu'il m'arrivât un petit vol de souchets ou de milouins faisant escale chez nous. Assis sur un séti branlant, les pieds dans l'eau, vaguement camouflé dans les branches d'une vieille gachole de tamaris, j'attendais. Rien n'était venu qu'un attelage de colverts déjà appariés et dont je soupçonnais le nid dans nos joncs du Malebarge. Respectueux des consignes préfectorales et des amoureux, j'avais laissé filer ceux-ci. Un paquet de barges s'en vint au long de la lône ; je les sifflai, mais je siffle si mal ... elles firent demi-tour et s'en furent comme si elles avaient entendu le diable en personne. La lumière s'éteignait au-dessus de moi, l'ombre salissait le ciel, quelque part dans le marais un crapaud distillait sa note flûtée et les premiers moustiques envoyaient leur zin-zin à mes oreilles. Puis une étoile s'alluma dans l'ombre et, sur la mer latine, le phare du Gloria commença sa ronde. Bientôt, je ne pourrais plus tirer. J'allais décamper lorsqu'une plainte grave me vint du ciel — mouaâh — cela tenait du beuglement d'un bioù et de l'appel d'un pâtre. Deux grandes silhouettes d'oiseaux parurent, noires sur la bande rouge du couchant ; je vis le lent battement régulier des ailes, je distinguai la tête ramenée dans les épaules, le bec dur pointé en avant, les longues jambes projetées en arrière à l'horizontale. Comme: ils allaient entrer dans la grisaille et passer sur moi, je tirai. Le premier se disloqua, désarticulé comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Je manquai presque l'autre, il chercha à ramer de son fouet cassé, faiblit, atterrit sur un banc de vase ; ses longs pieds l'emmenèrent à travers la traîtrise de cette boue fétide, je me lançai à sa suite et embarquai mes deux pleines bottes. J'allais abandonner lorsqu'il fit tête enfin, arc-boûté sur ses ailes étendues, le poignard menaçant, j'eus bien du mal à l'assommer sans qu'une détente du terrible bec ne me trouât la main ou me crevât une botte. Tout ça pour un méchant héron.

Dans la nuit venue, je regagnai la Cabane, je jetai les deux grands oiseaux gris sur la crédence. Lacroix me débarrassa de mon Holland, le torcha de chiffon gras, lui passa l'écouvillon, car les soirées de Camargue sont terriblement chargées de salin dès que le ciel s'assombrit et que se lève l'humidité marine, je me battais avec une botte qui refusait de sortir quand Guigues entra. Je l'avais entendu tirer sept fois vers le Clar de Piquepute : il jeta sur la table trois canards et deux chevaliers, puis, comme il aime à rire, blagua mes galéjons ;

— Bigre ! ça c'est du gibier, vous savez choisir ; fameux rôti pour votre carême.

Et tout aussitôt :

— Tiens ! il y en a un de bagué.

Je tenais dans mes doigts la mince bague de métal terni. Sous sa croûte de boue, des mots parurent : Ricksmuseum, Stockholm, Sweden. Z-9726. De quels cieux étrangers arrivait donc l'oiseau que j'avais descendu ? ...

J'expédiai l'anneau. Trois mois plus tard, à sa rubrique des oiseaux bagués, Le Chasseur Français me donnait la réponse : Héron cendré marqué au nid le 4 juillet 1932, Lac Tjalmejaareki, Laponie, par 66 degrés 15 de latitude nord et 16 degrés 20 de longitude. J'ouvris un atlas et trouvai cela dans le dédale de lacs et de marécages où la Luléa sépare la pointe extrême de la Suède d'avec l'extrême Nord de la Finlande, dans le pays où le Scandinave blond aux yeux d'aigue-marine abandonne la place aux petits hommes crasseux et jaunes, dont les pommettes sont plates, la peau luisante, les yeux bridés, et où, l'hiver, Nanouk mène ses grands troupeaux de rennes à la recherche d'une maigre pitance d'écorces et de lichens. Tjalmejaareki, au delà du cercle polaire, où la nuit de décembre est sans fin et où le soleil de juin ne se couche pas ... Un pays où les beautés esquimaudes sont vêtues de cuir puant, marinent leurs tresses de crins raides dans des cataplasmes d'huile de phoque et font leurs délices de poisson cru, mangé vivant, tout comme font les hérons de la proche héronnière dont les centaines de nids et leurs fientes empestent l'air à une lieue d'alentour. Il y avait là un coin de terre inhumaine, gavée d'eaux vives, des mousses spongieuses, une forêt de bouleaux étiques, à demi couchés, rabattus par le vent éternel de l'Arctique, et, sur l'un d'eux, l'amas de bois mort et de mousses sèches où Mouâh était sorti de l'œuf et d'où il était parti un jour pour le merveilleux voyage qu'il me plaisait d'imaginer.

A sa naissance, Mouâh était affreux ; il flageolait sur des jambes trop longues, son bec trop fort lui pesait, son corps, habillé d'un vilain duvet jaunasse, gardait encore la forme de l'œuf, il en avait même conservé un bout de coquille collé au derrière. Mais, comme toutes les mères du monde, sa mère le trouvait beau. Elle le voyait déjà grand, svelte, élégant dans son frac gris-perle, avec un beau jabot de soie et deux longues aigrettes rejetées vers la nuque. Il serait tel que l'était son père, le plus imposant des seigneurs de la héronnière. Celui-ci daignait parfois venir jusqu'au bord du nid, où l'accueillaient cinq becs perpétuellement affamés et qui se chamaillaient pour la meilleure part. Alors, comme tous les pères du monde, il disait : « Ces enfants sont assommants », et s'en allait retrouver au café de vieux amis avec qui faire sa manille, parler politique et fulminer contre ces mères qui n'entendent rien à l'éducation de la jeunesse.

Mouâh grandit. il vit passer sous son bouleau le renard rôdeur, éternellement en quête de quelque héronneau tombé du nid. Il eut bien peur le jour où un énorme glouton monta pesamment à son arbre. Mais ce n'est pas au nid que le vorace en avait — une bête de cent livres n'a pas la prétention d'aller cueillir de jeunes niais au fin bout d'un bouleau rabougri. Le glouton n'était venu là que pour se hisser à la première fourche du tronc et laisser tomber sa masse pesante sur le renne ou l'élan qui viendrait à passer. Comme rien n'était venu, le carnassier s'en fut vers le soir. Mouâh respira mieux, et sa mère, qui, tout le jour, l'avait couvert de ses ailes, devint toute pâle et le serra sur son cœur. Une alerte plus grave advint la fois où le terrible gerfaut des neiges — le blanc harfang qui joue d'une martre comme un hibou d'une souris — fondit du ciel sur la héronnière. Mais Mouâh et ses frères commençaient à prendre de la force, ils firent tête, offrant à l'agresseur le faisceau de cinq pointes acérées, tant que les vieux eurent le temps d'accourir et que le pirate dut s'enfuir sous les huées et les coups de toute la tribu ameutée à ses trousses.

A présent, Mouâh était un gaillard adroit, souple et vif. Son père lui avait fait prendre sa première truite dans un courant glacé, il lui avait appris à cueillir les grasses anguilles aussitôt que leur museau serpentin paraissait hors d'une souche immergée, et même, au lac Upsalakiki, il lui avait fait sortir des eaux claires un saumon magnifique. De cette date, Mouâh fut un homme, admis avec ceux qui avaient fait leurs preuves de chevaliers. L'été coula, l'automne vint, le soleil se coucha tôt, se leva tard, les feuilles des bouleaux jaunirent et s'envolèrent en piécettes d'or, au gré du vent. Un matin où il se rendait à la pêche, Mouâh trouva son coin favori couvert de quelque chose qu'il n'avait jamais vu. C'était une pellicule froide ; elle cachait les ébats du poisson et, si l'on en devinait un sous la couche mince, elle trompait et faisait dévier le coup de bec. Mouâh manqua ainsi la plus belle perche de sa carrière. Vers midi, la chose fondit. Il put enfin se venger sur un banc de sandres et calmer son appétit qu'il avait robuste, mais, dès que le soleil baissa, la chose reparut. Le soir, à l'assemblée, les anciens décrétèrent que la glace venue marquait l'heure du grand voyage vers des cieux plus cléments.

Mouâh vit du pays ; durant des jours et des jours, il voyagea. Il parcourut la steppe russe, il survola des forêts interminables, de grands fleuves étalés en méandres, un pays monotone qui, vu de haut, semblait sans habitants. La tribu passa aux plaines germaniques, encore des sables, d'autres forêts et des pommes de terre. Petit à petit, le pays s'animait, se morcelait ; plus on descendait vers le soleil et plus les champs se hérissaient de constructions et d'usines. Les vieux lui dirent que c'étaient des villes. Jusque-là, Mouâh n'avait vu que des tentes lapones ; il ne concevait pas quel plaisir pouvaient trouver des gens à vivre confinés là dedans et à mener une existence toute pareille à celle des escargots qui se claquemurent sous les pierres. C'est bon l'escargot, comme hors-d'œuvre, lorsque la pluie le fait sortir de sa demeure. Tandis que ces escargots de maison, cela ne se mange pas. Il paraît même qu'il faut s'en garer ; son père le lui avait dit, mais il ne le croyait pas. Certainement, c'était une exagération de vieille noix. Ces vieux, cela prétend tout savoir pour épater les jeunes. Heureusement, cela ne prend pas ! Voyons, comment un danger pourrait-il venir de ces êtres balourds, vêtus de quelque chose qui n'est ni poil ni plume, qui se tiennent debout sur leurs pattes de derrière comme les oiseaux, et qui pourtant ne sauraient voler ? Non, ce n'est pas encore eux qui lui mettraient un grain de sel sur la queue !

Un soir, Mouâh vit un grand fleuve, une cathédrale de grès rosé où les cigognes avaient fait leurs nids. Les vieux lui dirent que c'était Strasbourg, que l'on entrait dans un autre pays et que, désormais, il allait falloir se serrer la ceinture et se méfier de tout. Jusque-là, Mouâh avait mangé tout son saoul ; les lacs, les rivières regorgeaient de poisson, il suffisait d'en vouloir pour en prendre. Mais, dans ce pays où l'on entrait, les gens, qui sont les plus intelligents du monde, ont découvert que le plus sûr moyen de rentrer le carnier plein était de tout tuer jusqu'au dernier, après quoi ils s'étonnent qu'il n'en reste plus. Ils mettent leur idéal à détruire tout ce qui vit, aussi bien dans les eaux que dans les bois ou les plaines. Ils ont déclaré une guerre sans merci à tout ce qui court, nage ou vole. Et, comme la raison du plus fort est toujours la meilleure, ils classent volontiers leurs victimes « animaux nuisibles », à condition qu'elles offrent en elles les éléments d'un plat savoureux. Jusqu'au lapin, leur ennemi numéro un, que des hommes vêtus de vert et portant au front un cor de chasse brodé ont catalogué « bête féroce ». Et, comme les astuces, les perfidies ne suffiraient pas à venir à bout de toutes les bêtes du bon Dieu, ils saupoudrent leurs champs de poison pour tuer le dernier oiseau et déversent dans leurs rivières les produits les plus nocifs de leur industrie. Tout le monde trouve cela très bien, et leurs savants prétendent que, si les perdreaux disparaissent et si les poissons flottent volontiers le ventre en l'air, c'est uniquement par esprit de contrariété. Mouâh jeûna donc plus souvent qu'à son goût et, d'après son historiographe La Fontaine, c'est en ce pays fortuné qu'« il fut tout heureux et fort aise de rencontrer un limaçon ».

Il rencontra autre chose aussi pour lui apprendre que son père avait raison. Un matin qu'il cherchait vainement un maigre déjeuner le long d'une rivière vide de tout poisson, il vît venir à lui un homme qui se faisait petit, s'avançait courbé, plié en deux, faisant l'échine de chameau et dissimulant mal une sorte de bâton. Mouâh avait confiance en ses ailes, il savait que ce petit homme rivé au sol ne saurait le suivre dans les airs. Cependant le chasseur ayant fait, avec son bâton, un geste brusque, Mouâh eut un doute et s'envola. Il était temps : par deux fois il entendit un bruit de tonnerre et se sentit cinglé par deux essaims de frelons ; il faillit tomber, mais se requinqua et, traînant une aile sanglante, réussit à rejoindre sa bande. Heureusement pour lui — mais il l'ignorait — l'homme avait acheté sa poudre au prince qui régit tous les monopoles de ce pays.

N'importe, ses blessures le firent longtemps souffrir et, lorsque la tribu passa une grande eau bleue qui était la mer, il faillit bien y sombrer. Au petit jour enfin, alors qu'il allait abandonner, il aperçut une ville blanche hérissée de minarets et qui était Tunis au long de sa lagune. Un grand lac étendait là ses eaux mortes. Sur ses rives, la troupe innombrable des flamants couleur de feu fouillait les vasières, à la recherche d'un déjeuner de coquillages. Et, sur chaque piquet des bordigues et des pêcheries, un cormoran séchait ses ailes ouvertes, planté en oiseau de blason. Là où il y a du cormoran, c'est qu'il y a de la pêche. L'on fit une longue halte, et Mouâh se guérit au bord de ces eaux hantées de cent sortes de poissons.

C'est là que la tribu avec laquelle il avait quitté sa lointaine Laponie se disloqua ; chacun s'en fut passer l'hiver où il voudrait, à son gré. Mouâh commençait à se sentir des idées, il fit choix d'une jeune héronne à son goût, et le couple descendit très loin vers le Sud, pour son voyage de noces. Mouhète et Mouâh survolèrent une autre mer qui, celle-ci, était de sables brillants. Ils faillirent y périr ensemble de misère et de soif. Ils durent se repaître d'horribles vipères, grosses comme le bras, qu'un coup de bec clouait au sol, et que le suivant décapitait. Le régal était médiocre, et Mouâh trouvait que les anguilles du Sahara ne valent pas celles des eaux fraîches d'Upsalakiki.

Ils arrivèrent au bord d'un fleuve immense où des hommes noirs et tout nus, montés sur des pirogues, sortaient dans leurs filets de pleines charges de poissons. Mouâh connut qu'il n'y avait qu'à se baisser pour en prendre et qu'il ferait bon vivre là. Mais tout pays a son piège : il faillît y laisser sa peau. Un soir, dans la pénombre, il s'était perché sur l'extrémité d'un tronc d'arbre échoué au long d'un banc du Niger, il guettait son dîner, quand soudain le tronc d'arbre fit un saut de carpe, et Mouâh faillit bien servir de souper à un vieux roublard de crocodile. Il s'en fallut d'un fil et ne s'en tira qu'en laissant quelques plumes de sa queue aux dents du tronc d'arbre.

L'aventure le rendit prudent. Désormais, il se méfia de tout, des mauvaises bêtes, des gens à bâtons et des vieilles épaves gisant sur la grève. Moyennant quoi il savait qu'en ouvrant l'oeil il éviterait les dangers immanents et que, bientôt, avec le printemps qu'il sentait venir, il reverrait son bouleau natal.

L'hiver achevé, Mouâh et Mouhète repartirent pour le grand voyage vers le pays où filer leur amour. Ils revirent la mer de sable, l'océan d'eau. Celui-ci s'acheva ; comme le jour baissait, les amoureux aperçurent le delta d'un grand fleuve, une terre basse, une côte incertaine. Derrière eux, le soleil plongeait dans la Méditerranée. Un phare commença sa ronde sur la mer latine, et le couple abaissa son vol. A l'abri d'un rideau de maigres tamaris, une lône claire reflétait les dernières lueurs du jour ; on serait bien là pour la nuit ... et soudain les deux coups de feu claquèrent dans l'ombre, Mouâh vit sa bien-aimée morte en l'air, décrochée du ciel comme une marionnette dont on aurait coupé les fils ; il sentit une douleur atroce à son aile et tomba. L'ennemi était sur lui, balourd, empoté, cent fois moins adroit que le glouton, le harfang et le caïman, mais cent fois plus mauvais. Mouâh n'était pas un lâche, il fit ce qu'il put pour vendre chèrement sa vie.

A la Cabane, nous nous mettions à table, Julie entrait. Mon vieux camarade eut un dernier coup d'œil pour mes galéjons :

— Encore une chance que vous les ayez descendues, ces deux sales bêtes. S'ils avaient niché chez nous, adieu nos anguilles, ils ne nous laissaient plus un poisson dans la roubine.

Julie posa sa soupière :

— Et qu'est-ce que nous avons pour dîner, Julie ?

— Une bonne bourride d'anguillasses, je vous ai fait, monssu Guigues, prises d'à matin, tant fraîches qu'elles se tourtouillaient encore comme je les dépiotais.

Le parfum violent qui montait du coulis me retint d'observer que, de toutes les sales bêtes, la pire c'est l'homme.

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 330