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L'homme et les grands singes

La question de la parenté zoologique des grands singes et de l'homme n'est pas récente. Durant cinquante ans, et surtout depuis la découverte du Pithécanthrope de Java, à Trinil, en 1898, par le Dr Dubois, on a tenté de soutenir que « l'homme descendait du singe », à la grande colère des philosophes et moralistes à tendances spiritualistes. Cependant, la science a fait justice de cette opinion et, aujourd'hui, on n'en retient plus qu'une théorie : « l'homme appartient à un rameau —en termes scientifiques « un phylum » — comme les singes ont le leur. Les deux ont une origine commune et ont évolué, sans aucune liaison, dans deux directions différentes, chacun en accroissant ses caractères respectifs ».

Ainsi, si les grands singes ne sont pas les ancêtres de l'homme, du moins en restent-ils les cousins germains.

Le zoologiste n'a que faire de ces considérations de famille et sentimentales. Pour lui, le singe est l'animal le plus proche de l'homme par ses caractères morphologiques, somatiques, physiologiques, physiques et psychologiques.

Mais, d'abord, que faut-il entendre par grands singes ? Les quatre groupes anthropoïdiformes réunissant les deux sortes asiatiques : gibbon et orang-outan, et les deux africaines : chimpanzé et gorille.

Les gibbons sont des hylobatidés, à marche bipède, et ne possédant pas de queue. Ils constituent une division de transition, surtout sous l'angle psychologique. Il en existe de nombreuses espèces et races à caractères très voisins et habitent surtout au Siam, en Indochine, en Malaisie et à Sumatra.

Les grands singes proprement dits, ou anthropoïdes, groupent les orang-outans, les chimpanzés et les gorilles.

Les orangs, ou « hommes des forêts », ont un corps lourd, velu, voûté dans le dos, ventru en avant, avec la poitrine plate ; leurs membres postérieurs sont courts, avec des pieds longs, étroits, avec un gros orteil rudimentaire. Leurs bras sont longs avec des mains étroites et maladroites. La tête est longue avec un front haut et bombé, la face glabre et brune, les yeux en amande et de petites oreilles. Leur peau est gris bleu foncé, garnie de poils abondants, sauf sur le ventre et la poitrine, mais de plus de 20 centimètres de long sur les cuisses. Le mâle est plus grand que la femelle avec 1m,25 en moyenne contre 1m,10, et des poids respectifs de 60 et 45 kilos. Ils sont asiatiques et se situent à Bornéo et à Sumatra.

Les chimpanzés sont de plus grande taille, avec un corps moins lourd, surtout chez la femelle. Les bras sont bien moins longs. La tête est plus arrondie, avec de larges oreilles et des lèvres très extensibles ; la nuque est creuse. La peau est souvent claire, avec des poils abondants, raides et drus. Le mâle mesure 1m,70 et pèse 75 kilos, la femelle 1m,30 et 60 kilos. On distingue trois races selon leurs faces : claires, chauves et longues. Tout dernièrement, on a découvert au Congo belge des chimpanzés pygmées.

Les gorilles sont des singes énormes pouvant atteindre normalement 2 mètres et peser 150 kilos, avec des cas exceptionnels de 2m,80 et 250 kilos. Le mâle est beaucoup plus puissant que la femelle. Sa peau est très noire et sa poitrine glabre. Les narines sont larges, les oreilles petites, les poils courts, les jambes très longues et les bras proportionnellement courts. On en distingue trois espèces : celle de la côte, vivant au Congo et au Gabon ; celle de la montagne, se situant au fond du Congo belge et près du lac Tanganyika, et enfin celle des gorilles pygmées, de taille analogue à celle des chimpanzés.

Pour dire vrai, ces caractères, s'ils sont analogues à ceux des humains, n'en demeurent pas moins fort éloignés. Il y a, incontestablement, convergence de formes, mais ce n'est pas tout.

Que dit la paléontologie ? Peu de choses, car les fossiles de hautes époques sont aussi rares et dispersés que ceux des hommes préhistoriques les plus anciens.

D'après les zoopaléontologues, les singes catarhiniens, c'est-à-dire ceux les plus évolués, se situent en plein âge tertiaire, et l'orang tout à sa fin. C'est alors que paraît le paranthropus, intermédiaire entre les anthropoïdes et l'homme par sa denture, sa dentition et sa démarche. Son volume crânien atteint 500 centimètres cubes. On a ensuite l'australopithèque, le plesianthrope et, enfin, le paranthropus, ce dernier encore à face bestiale, mais avec un volume crânien de 1.000 centimètres cubes.

Le terme ultime est celui de l'homme de Neandertal, au crâne de 1.300 centimètres cubes, suivi des hommes de Cro-Magnon et de Chancelade.

L'anatomie comparée des grands singes et de l'homme fournit pas mal d'indices et les spécialistes relèvent près de 1.100 indices comparatifs sur lesquels 312 sont communs aux hommes et aux chimpanzés, 385 aux hommes et aux gorilles, 354 aux hommes et aux orangs et, enfin, 117 avec les gibbons.

Dans les squelettes, les têtes de singes les plus « humaines » sont celles des chimpanzés et de la guenon gorille, mais le mâle a plus d'allongement antéro-postérieur avec une crête sagittale. L'orang a le crâne « en poire » et le gibbon, avec une tête plus petite, a cependant une boîte crânienne plus développée. L'allongement du massif facial est, chez le gorille de la montagne, ce qui lui donne un aspect extrêmement bestial.

Les capacités des boîtes crâniennes sont : homme, 1.550 centimètres cubes, femme 1.350 ; gorille, 510 et 450 ; chimpanzé, 380 et 350 ; gibbon, 110 et 100. Si l'on rapporte ces chiffres proportionnellement aux poids des corps et que l'on établisse un poids-type virtuel pour 100 kilos, on obtient comme capacités crâniennes : homme, 2.380 ; gibbon, 1.580 ; chimpanzé, 760 ; orang.640 ; gorille, 350. Ce serait donc le gibbon qui serait, par le cerveau, le plus voisin de l'homme. Il possède également la mâchoire la plus étroite et la plus semblable.

Pour les dentitions, les formules dentaires sont très voisines, surtout pour les incisives de même forme, mais les canines des singes sont plus fortes et leurs prémolaires sont du type « sectorial » à une seule pointe tranchante chez les gorilles et chimpanzés, contre « tuberculeuses » ou « tuberculées » chez l'orang. Pour la venue des dentitions, celles humaines sont plus tardives et à croissance plus lente.

Le corps des humains réalise son équilibre vertical grâce à l'avancement du trou occipital à la base du crâne servant de « rotule » à l'extrémité de la colonne vertébrale. Chez l'humain, celle-ci possède trois courbures formant un sinusoïde, tandis qu'il n'y en a que deux chez le singe, d'où sa marche en demi-flexion.

Les membres des anthropoïdes sont plus longs que chez l'homme et la dégression s'établît : orang, gorille, chimpanzé et homme.

Une très grave erreur est de qualifier les singes de quadrumanes. C'est faux. Ils ont deux mains et deux pieds et ces derniers sont parfaitement constitués, mais le pouce n'autorise qu'une opposition rudimentaire aux autres doigts.

Anatomiquement, la musculature des singes est identique mais plus forte, plus souple et plus puissante, mais moins agile et habile, encore que l'élongation arrière, vers le dos, soit possible. Les nerfs et les sens sont également très similaires.

A un mois et demi, il est impossible de distinguer et différencier deux embryons de singe et d'homme.

Sexologiquement et embryologiquement, le chimpanzé est le plus similaire à l'homme, d'où les travaux sur lui du Dr' Dartigues, popularisés ensuite par Voronoff, pour le rajeunissement.

La biologie des singes est mal connue ; surtout leur écologie, c'est-à-dire leur vie à l'état sauvage dans un milieu naturel. On ne peut ni ne doit admettre sans d'infinies réserves les récits de voyageurs automatiquement déformés.

Le gibbon vit dans des forêts d'altitude et dort dans un nid sur de hautes branches. Agile dans ses sauts de branche en branche, il est lourd et maladroit à terre. Pubère à cinq ou six ans, il n'a que des enfants uniques à chaque mise bas, et le jeune manifeste son indépendance dès huit mois. Un de ses caractères psychologiques est sa manière de boire en plongeant le bras dans l'eau et en en léchant les poils.

L'orang est moins agile dans les arbres, mais beaucoup plus dans sa marche à terre. Il a une certaine tendance au type humain asiatique, avec son œil bridé et en oblique. Il nage très mal. Son nid se situe dans les hautes branches feuillues et il réalise une parfaite litière épaisse de un mètre en trente minutes. Pour dormir, il se couvre de feuillages en prenant une position « embryonnaire » latérale et parfois sur le dos. Il sait humer l'eau pour boire et est très propre. Il vit en solitaire, sans guenon attitrée. Adulte à dix ans, il atteint l'âge de cinquante ans et la guenon allaite son petit jusqu'à un an et demi.

Le chimpanzé est l'hôte de la savane comme de la grande forêt, mais il vit volontiers à terre, tout en sachant sauter de branche en branche. Pour marcher, il s'appuie quelque peu sur le dos des mains. Il vit en groupes. Il est actif, mais craintif, avec des réactions violentes. Trois fois plus fort que l'homme, il a trois ennemis principaux : l'homme, la panthère et les serpents. Il se couche dans un nid, mais celui-ci est sans toit et n'est jamais une hutte. Il est végétarien, mais surtout frugivore. Ses petits naissent en pesant 2 kilos, atteignant l'infantilisme à deux ans et demi, la jeunesse à huit et la puberté à douze. Ils atteignent cinquante et soixante ans.

Enfin le gorille, au corps lourd, mais extrêmement puissant, marchant en demi-flexion, mais aussi sur les jambes, bien que difficilement. Ses colères sont terribles, surtout dans l'espèce des montagnes. Il monte difficilement aux arbres, redoute l'eau tout en étant capable de nager. Il fait son nid à même le sol et rarement sur de bas branchages, à moins que ce ne soient des bambous. Les gorilles vivent par groupes de 2 ou 3 familles, soit de 10 à 12 individus, mais parfois il y a rassemblement de plusieurs familles et l'on arrive à une tribu d'une cinquantaine de singes.

Sa férocité a beaucoup été exagérée. Il est doux si on ne l'excite pas. Il atteint cinquante ans, avec une puberté du mâle à dix-huit ans et de la femelle à quinze. Le bébé naît en pesant 2 kilos et grandit très rapidement jusqu'à six mois.

Pathologiquement, tous ces grands singes sont sujets aux mêmes maladies que les humains, surtout en ce qui concerne le foie et les bronches. Ils deviennent de santé fragile et délicate en captivité.

Leurs intelligences restent toujours fort rudimentaires.

Chez l'orang, l'ouïe est fine, de même que l'odorat, mais le toucher est faible. Le gorille a l'œil et l'oreille bons, l'odorat très fin. Celui de la montagne est plus frustre et rustre que celui de la côte. Le gibbon a l'ouïe attentive et l'œil vif.

Le chimpanzé possède un toucher très fin et est ambidextre, c'est-à-dire capable de se servir de ses deux mains avec autant d'habileté. Son goût est très sensible et son odorat supérieur de beaucoup à celui de l'homme. Sa vue et son ouïe sont très perçantes. Il a la notion et la mémoire des couleurs, surtout des bleu, rouge et jaune.

La voix des singes a été très étudiée. Ils ne parlent pas au sens strict, mais prononcent des sons liés à des réactions nerveuses. Il n'y a pas langage, faute d'articulation. On leur accorde dix-sept sons : cinq de satisfaction, quatre de malaises, quatre de tristesse, un de colère, parmi les plus spécifiques.

Grâce à ces tests de mémoire et d'assimilation, on a calculé quelque peu l'intelligence relative des singes. Pour un anthropologue, il n'y a pas intelligence, mais seulement instinct très développé, et c'est le chimpanzé qui, après le gibbon, semble le plus évolué.

Peut-on parler de parenté entre singes et hommes ? L'anthropologue répond formellement : « Non », et le biologiste ajoute : « Il y a seulement convergence de formes. »

Louis ANDRIEU.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 375