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Contes du Tchad

Nimir

Le chétif village de Tsingako avait tout pour être heureux : un puits que les femmes d'ébène, grimpées sur le tumulus de latérite rouge, s'efforçaient inlassablement de vider ; trois kapokiers aux branches en étages qui donnaient une ombre claire et des gousses cotonneuses ; une auréole de lougans (champs cultivés) où poussaient en leur temps l'arachide et le doura ; enfin le bon voisinage du Bahr Salamat où les plaines marécageuses du lac Iro retenaient les troupeaux de buffles et les hardes d'antilopes.

Seulement le sorcier Azoum terrorisait le village et Nimir, la panthère, régnait sur la brousse environnante.

Nimir avait acquis la longueur, sinon la taille, d'un lion. Sa tête ronde, aux oreilles coupées court, s'éclairait d'yeux profonds, limpides, d'un vert doré de cristal. Ses traces tenaient la surface d'un fer à cheval, et les doigts aux griffes rentrées dans leurs fourreaux, le coussinet des paumes en forme de cœur à trois lobes (signe qui discerne les félins des canidés) s'imprimaient puissamment sur la boue des sentiers.

Elle régnait, c'est-à-dire marchait d'assurance à travers son domaine, ne craignant ni l'éléphant, ni le buffle grossier, ni le python de Saba qui vous étouffe en ses enroulements.

Le matin, frôlant des moustaches les gommiers aux troncs rouges et les gerbes humides de l'Imperata, elle allait laper l'eau vitreuse du Bahr Hadid ; puis, rasée dans l'herbe jaune comme son pelage, sur un promontoire d'argile dominant l'étroite grève et la coulée luisante de l'eau endormie, elle tenait son affût.

Une branche morte craqua dans le fourré ; en lisière apparut une harde d'antilopes rouannes, à la robe gris bleu, qui portent des cornes d'un demi-mètre et, sur l'encolure, une crinière de cheval. Par une gerçure de la falaise elles descendirent au bord de l'eau, heureuses, allongèrent le cou, soufflèrent sur la surface et, plongeant les naseaux jusqu'aux yeux, burent goulûment ... oubliant les crocodiles.

Soudain le poids du fauve tomba sur les épaules du cerf, qui, pliant les genoux, culbuta dans l'eau, tandis que la panthère, d'une torsion de tenailles, disloquait les vertèbres du cou ... Nimir se gorgea de venaison chaude, puis fit la sieste à l'ombre, sur un sol frais garni de roseaux verts.

La vie est belle !

Vers le soir, elle fit méthodiquement son poil, lécha tendrement ses pattes et, de son pas de velours, partit en maraude. Ne fallait-il pas faire un tour aux abords du village ..., quelque poulet vagabond ..., un chien en billebaude ..., car au goût du léopard, d'Algérie à l'équateur, rien ne vaut le chien cru.

Il lui fallait aussi reconnaître cette case récemment dressée en limite des cultures. Nimir n'aimait guère les nouveautés. Ses Noirs avaient-ils fait assez de tapage ! Coups de pioche, coups de hache, et quels bavards ! sans parler des feux de cuisine et du tam-tam d'inauguration.

« Pourvu que ces idiots-là n'aillent pas mettre le feu à ma brousse ! songeait la princesse indignée. Voyons un peu ce bel ouvrage. »

De forts pieux, plantés sur deux rangs parallèles, formaient un couloir ouvert à l'un des bouts, donc sans danger ; sans doute un enclos pour leurs maigres chèvres ... riche idée ... et justement l'odeur de cabri se faisait sentir, quand dans l'intérieur une voix grêle, étranglée de terreur, chevrota ...

Nimir, se glissant par l'étroite fente, mordit au cou sa victime et, d'un bond ... reçut sur les épaules la masse écrasante d'un tronc d'arbre. Elle était coincée, mais non aplatie, car la poutre, tombée obliquement, formait une sorte de niche ; mais aussi prisonnière, incapable d'atteindre des dents ou des griffes aux parois de la cage. Atterrée, furieuse, elle attendit.

Au petit jour, Kodia le chasseur envoya son gamin, qui revint en hurlant :

— Nimir il y a !

Et tout Tsingako, réveillé en fanfare, se vida pour aller contempler la prise. Seul Karé n'était pas là.

Ce jeune Karé, depuis des semaines, donnait des inquiétudes à son village. Autour du puits, les commères glosaient. Où pouvait-il donc aller, les soirs sans lune ? Il répondait en riant :

— J'ai à faire avec Nimir.

Sait-on jamais ? La meilleure façon de mentir est encore de dire la vérité. Est-ce que certains hommes n'ont pas la magie de se changer en panthères pour dévorer ceux qui passent, la nuit, sur les sentiers ? Mais lui, ce gentil garçon toujours souriant, toujours prêt à rendre service ? ... Tout de même, son cas était suspect ... bien suspect, ma chère ! ...

Or Karé s'en allait tout simplement vers l'enclos abandonné, dit « lougan des pintades », car elles avaient coutume de se percher, le soir, sur les branches du sycomore qui trône au milieu des herbes folles. Là, il s'asseyait et regardait le vol mou des roussettes.

Cependant la foule insultait copieusement la captive ; et les chiens du village, la queue serrée entre les jambes, mais talonnés par la haine, approchaient pour savourer l'odeur ennemie. Les anciens discutaient sur le moyen de tuer la bête sans abîmer la peau. Un prud'homme déclara :

— Il faut d'abord aller quérir le sorcier, sans quoi le piège ne prendra plus que nos chiens.

Trois gamins partirent comme des gazelles et reparurent avec Azoum essoufflé, aux yeux furibonds.

Il se campa devant le piège, ouvrit la bouche, mais en silence ... un long silence ...

— Oh ! regarde ! disait la foule pénétrée ..., c'est maintenant qu'il parle aux Esprits ... et, vois donc ... il met sa main droite en cornet derrière son oreille ... C'est que les Esprits lui répondent ! ...

Dans une ambiance de terreur mystique, le Bang examinait à loisir son jeu. Jeu complexe. D'abord il avait à se venger de Kodia, pour un différend matrimonial. Il avait demandé pour son fils la fille du chasseur, et voici que ce rustre de beau-père exigeait une dot ! Sans doute, de tradition immémoriale, les sorciers sont dispensés de la dot. Kodia ne niait pas l'usage : il aurait fallu voir ça. Mais il soutenait que le privilège valait pour les Bangs, et non pour leurs fils. L'opinion publique était partagée : peut-être que oui, peut-être que non ... les adversaires se cramponnaient à leurs arguments ; le mariage restait indécis depuis trois ans, et l’influence des sorciers périclitait.

Pis encore. Pour clore une de leurs interminables palabres, Kodia lui avait lancé la flèche du Parthe :

— Tandis que Gak, le corbeau épiait les œufs de l'outarde, Am-Gougoum, la chouette, a mangé les enfants du corbeau.

Blessure mortelle qu'une fable ! On avait ri, en dessous ; on avait répété, le soir, dans les cases ... Azoum, inquiet, avait soupçonné, flairé …

Brusquement, il quitta sa pose hiératique, approcha du piège et d'une voix cordiale, cria :

— La paix sur toi, Karé !

Et la panthère répondit :

— La paix, la paix seulement, Azoum !

La foule recula avec une telle précipitation que les premiers rangs renversèrent ceux qui les poussaient.

— As-tu faim, Karé ?

— J'ai plutôt soif, Azoum.

Le Bang se tourna vers ses fidèles et dit :

— Apportez de l'eau.

Puis, bien simplement, il ajouta :

— Ce n'est que Karé, lui-même. N'avez-vous pas entendu ?

— Nous avons entendu, gémit la voix publique.

— Eh bien ! qu'attendez-vous pour lui ouvrir ?

Mais Kodia surgit, furieux :

— Alors je perds ma peau ? et ma prime ? Tu mens ! Ce n'est pas Karé, mais Nimir !

— C'est Karé, fit dédaigneusement Azoum ; et la preuve c'est qu'il n'est pas ici. Je ne le vois pas. Quelqu'un le voit-il ? Qu'on l'appelle sept fois !

La foule beugla :

— Ya Karé ! ...

Un enfant glapit :

— Sa mère ne l'a pas vu.

Or Karé ne risquait pas d'apparaître : au lougan des pintades, sous le sycomore, il gisait sur sa face, les bras en croix, avec la sagaie d'Azoum plantée dans le dos ...

Le sorcier revint au piège :

— Enfin, es-tu Karé, ou Nimir ? Et la panthère répondit :

— Je suis Karé.

Car Azoum était ventriloque. Il dit :

— Ouvrez-lui.

Quatre Noirs montèrent sur les têtes des pieux, passèrent sous le tronc d'arbre des lianes tressées, et peu à peu, an boutant leurs dos bruns, le soulevèrent ... et Nimir fila comme un python dans l'herbe.

Depuis lors, le Bang Azoum continue d'hypnotiser le village et Nimir la panthère règne sur la brousse autour de Tsingako.

Frédéric De BELINAY.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 373