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La table au grand siècle

Le XVIIe siècle fut une véritable apothéose de la bonne chère. Henri IV et Louis XIV furent de belles fourchettes, Louis XIII ne dédaignait point, de temps à autre, de prendre la poêle en main ; il était inévitable que leurs sujets les imitassent. Les mémorialistes, les touristes, les poésies, les pièces d'archives nous fournissent sur l'appétit et les goûts culinaires des contemporains de Corneille ou de Molière des renseignements curieux et abondants.

On commence à cette époque à moins négliger la tenue à table, les traités de civilité du temps indiquent à ce sujet les règles du savoir-vivre et énoncent des recommandations qui nous paraissent aujourd'hui fort puériles. Il était jugé fort mal élevé de se curer les dents en public et de manger avec ses doigts ; ceci n'était pas un conseil absolument superflu, car on affirme que le chancelier Séguier se lavait les mains dans la sauce des plats ! A la fin du XVIIe siècle, A. de Courtin commente les différentes façons de prendre part à un dîner. On restait couvert dès qu'on était assis, et on gardait également son manteau et son épée. Cet auteur écrit aussi qu'il ne faut pas mettre les coudes sur la table, « ni regarder les viandes avec trop grande avidité ». Les fruits étaient présentés pelés, mais recouverts de leur pelure, ce qui évitait aux invités l'embarras d'un geste souvent difficile à bien exécuter. Courtin note encore : « Il faut bien essuyer votre cuillère avant de prendre quelque chose dans un autre plat », car il y a des gens délicats qui pourraient s'en froisser ; chez des hôtes « bien propres », il vaut mieux demander une autre cuillère ; notre auteur constate d'ailleurs que dans certaines maisons on commence (vers 1690) à disposer sur la nappe des couverts pour le service. Cet écrivain ajoute qu'on ne doit pas non plus engloutir de trop gros morceaux « pour ne pas avoir des poches aux joues comme les singes »; enfin qu'il est malséant de ne pas vider son verre d'un seul coup. Courtin interdit absolument d'émettre certains bruits sonores, mais peu harmonieux, généralement précurseurs d'une digestion difficile ...

D'autres ouvrages, désireux de compléter l'éducation des gourmets, visaient à leur apprendre les expressions choisie et élégantes afin de ne pas paraître incongrus dans un dîner. Dans un assez curieux volume, F. de Callières nous rapporte une conversation tenue, à table, chez un bon bourgeois de Paris, fort honnête homme, nous dit-il, mais ne connaissant pas les délicatesses de la langue. « On nous servit d'abord deux potages et quelques entrées. — Laquelle aimez-vous mieux de ces deux souppes, me dit-il, pour moy j'aime la souppe de santé. » Quand on eut desservi les potages, il demanda à boire et il me dit, ayant le verre à la main : « Monsieur, permettez-moi de saluer vos grâces. » Il prit un gigot de mouton et dit en le coupant : « Quand l’éclanche est tendre, je l'aime mieux que les petits pieds », et, après qu'on eut mangé de l'entremets, il dit aux gens : «Qu'on nous apporte le dessert. » L'interlocuteur de M. de Callières — un abbé — ne voit pas en quoi le Parisien s'est mépris, mais son mentor lui explique que l'on doit dire potage et non soupe, gigot et non éclanche, gibier et non petits pieds, et enfin fruit et non pas dessert.

Passons à présent aux domestiques. Les cuisiniers sont tenus de ne pas avoir de barbe, cet attribut viril étant considéré comme malpropre. Des manuels spéciaux font toutes sortes de recommandations aux « personnes de maison » chargées de la cuisine ; il leur est formellement défendu de donner des provisions à des personnes étrangères, de gaspiller les restes, le vin, le bois, le charbon, les épices, etc. Cependant, une poésie du temps mettant en scène les servantes « qui ferrent la mule », c'est-à-dire qui font sauter l'anse du panier, nous montre ces gaillardes personnes fort au courant des procédés à employer pour gagner quelques liards aux dépens de leurs patrons. Une commère faisant la leçon à une débutante lui dit ;

« Tâchez de rencontrer un honnête boucher
qui vendant à la main, ou vendant à la livre,
outre le droit commun, donne le sol pour livre »,

c'est l'ancêtre du vieux sou du franc. La cuisinière qui fait le marché se plaint du prix trop élevé des denrées :

« Récriez-vous toujours sur la grande cherté,
les jours maigres surtout, criez dès votre entrée ...»

Devant son fourneau même, la domestique n'oublie pas ses petits profits :

« Quand, pour une étuvée, il vous faudra du vin,
faites que le poisson en ait sa juste dose
et que dans la bouteille il reste quelque chose »

pour désaltérer le gosier du cordon bleu.

De leur côté, les bourgeois maugréent contre les dépenses de plus en plus fortes, mais il faut bien suivre la mode et celle-ci est à la bonne chère. L'auteur des Caquets de l'accouchée a ainsi sténographié un dialogue entre la mère et la fille : « Ma mère, vous êtes du bon temps, vous avez accoustumé de ne manger de roty que une fois la semaine, encore n'est-ce qu'un aloyau ; mais nous ne sommes pas accoustumez à cela, et si (aussi) Je croy qu'il nous y faudra accoustumer, si la chair est toujours si cher — saint Gry ! j'avais accoutumé par semaine de ne dépendre (dépenser) à la boucherie que quatre livres dix sols, maintenant je donne à notre chambrière cent sols ... »

On consommait alors beaucoup de viande, surtout à Paris ; sous Louis XIV, on tuait annuellement 40.000 bœufs, 400.000 moutons et 300.000 veaux.

La livre de bœuf valait alors six sous. Les maîtresses de maison avaient le choix entre un certain nombre de commerçants et aussi de marchés. Au Marché neuf, près du pont Saint-Michel, les viandes, disait-on, se conservaient très fraîches et les mouches n'entraient jamais ! La foire aux jambons, qui se tenait devant Notre-Dame, était bien connue des Parisiens ; une pièce de vers de 1649 la mentionne ainsi :

Dans ce Paris, où l'on contemple
la face d'un superbe temple,
jambons croissent de tous côtés ...

Les marchands de comestibles sont nombreux et Abraham du Pradel, dans son Livre des adresses, cite les principaux ; c'est une énumération fort friande de chocolats, de fromages, de charcuterie, etc.,

La volaille est très estimée et le touriste Zinserling écrit à ce sujet : « Si l'on consommait en un an dans les autres pays le même nombre de chapons, de poules et de poulets qu'on fait disparaître ici en un jour, il serait à craindre que l'espèce n'en pérît. »

Le matériel culinaire dépend évidemment de l'importance du maître du logis. Chez le grand cardinal de Richelieu, on peut noter une grande cheminée à trois crémaillères, une autre où chauffe sans arrêt une grande marmite à bouillon dite nourrissière, où les marmitons puisent le fond de leurs sauces. Aux murs, devant la grande table de bois et le billot, brille une éclatante batterie de cuisine.

Les menus sont alors copieux. Voici ce qui fut servi en 1643 au père Séraphin lors d'une prédication à Dijon (nous pensons d'ailleurs que ce vénérable ecclésiastique n'était pas seul à table) ; premier service : potages bisque et au lait d'amandes, une salade garnie de grenades et de citrons, un plat de lotte à la sauce, une tourte, une truite ; second service : un grand brochet à la « sose d'ailemagne », deux grandes perches, un plat d'olives, deux carpes au court-bouillon, des béatilles, un brochet en daube. Les entremets se composaient : d'une lotte frite, de cardons, de chou-fleur, de champignons, d'une douzaine d'oranges, d'une tourte d'écorce de citron. Enfin, le dessert comportait : un massepain, six poires de bon chrétien, trois plats de compote, un d'anis de Verdun ; il faut ajouter à ce festin deux miches de pain bourgeois et huit de gros pain, ainsi que deux bouteilles de vin. Il est bon, à la vérité, de noter qu'il s'agit là d'un repas maigre et somme toute assez simple. Les descriptions du temps nous prouvent que les grands seigneurs offraient à leurs invités des tables encore plus richement servies. Certains princes étaient renommés pour le luxe de leur chère. En 1684, un rimeur inconnu, voulant célébrer la magnificence de Charles d'Albert, duc de Chaulnes, écrit :

En jours maigres comme en jours gras,
vive l'hostel de de Chaunes,
tous les jours des mets délicats,
des poissons longs d'une aune.
Après le Bénédicité,
en vous mettant à table
honorons M. Honoré
(le maître d'hôtel),
car il est honorable.

Espérons toutefois que les sauces de cet Honoré étaient meilleures que ces vers. Ajoutons que ces festins étaient largement arrosés de vins, dont certains ne sont plus connus de nos jours ou même ont totalement disparu.

Un contemporain rapporte qu'il but à un grand dîner du vin d'Ay, de Chablis et aussi des Célestins de Mantes qui, aujourd'hui, comme ces bons moines, n'est plus qu'un souvenir ...

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 382