Bien qu'habitant d'un département maritime, je n'ai jamais
été ni un spécialiste, ni un passionné de la chasse à la sauvagine. L'appel de
la mer n'a jamais eu la même emprise irrésistible que l'appel de la forêt, avec
la radieuse fanfare des chiens à la poursuite d'un lièvre ou d'un renard.
Mais alors, direz-vous, puisque vous n'y entendez rien,
pourquoi vous mêlez-vous d'en parler ? La raison est pourtant bien simple.
Les as en la matière, ceux qui savent distinguer tous les becs plats et tous les
becs pointus, ceux qui savent les bons moments et les bons endroits, ceux qui
ont rougi l'eau de la mer du sang de leurs victimes, ceux qui sont revenus les
carniers et les bras chargés des palmipèdes et des échassiers les plus divers,
font passer des frissons de regrets et d'envie chez ceux qui n'ont jamais
pratiqué ce sport, ou qui n'y ont pas réussi, tandis que je vais les consoler
agréablement par l'aveu des piètres résultats de mes expéditions à la côte. Je
puis les consoler aussi en leur signalant cette vérité première :
lorsqu'on ne réside pas aux abords immédiats de la mer, on arrive généralement
le lendemain ou la veille du grand passage. Que de fois ai-je entendu ce même
refrain : « Ah ! si vous aviez été là hier ! » Que de
fois ai-je reçu un mot ainsi conçu : « Ah ! si vous aviez
prolongé votre séjour de vingt-quatre heures ! Il y avait de véritables
nuages d'oiseaux ! » Je n'ai jamais eu la chance d'être sur le rivage
un jour où le ciel était assombri par des nuées d'ailes.
Oh ! qu'elle date déjà de bien longtemps ma première
équipée à la côte ! J'avais un ami qui habitait Fouras, petite plage de
famille bien tranquille, située à l'embouchure de la Charente, face à l'île
Madame, l'île d'Oléron et l'île d'Aix. Si vous êtes gourmand et si vous aimez
la chaudrée, gloire gastronomique de notre région, ne manquez pas d'aller en
déguster une à Fouras ...
Vers la fin de novembre, mon ami m'avait alerté : « Viens
vite ! Passage formidable. Irons à la volée ! »
La volée, c'est la passée du matin, lorsque les canards
reviennent des terres, pour digérer au bercement des flots ; c'est aussi
la passée du soir, lorsque les canards vont réveillonner dans les marais.
J'arrive en toute hâte, par une tempête épouvantable et une
pluie torrentielle. Mon ami se frotte les mains en me disant : « Nous
allons avoir un temps épatant. »
Le vrai beau temps pour la volée, c'est lorsque les éléments
sont déchaînés. Les oiseaux volent moins vite et plus bas.
Le lendemain, le temps est toujours aussi beau. Le vent et
la pluie font rage. Nous partons bien avant le jour. Nous avons plus de quinze
cents mètres à parcourir à pied, pour aller jusque là-bas ... et y être
arrivés avant les premières clartés de l'aube.
Par temps sec, un sentier bordé de larges fossés presque
débordants se reconnaît, même dans l'obscurité, à ce que l'eau des fossés
miroite toujours un peu. Mais, avec ce déluge, ça miroite à droite, ça miroite
à gauche, ça miroite sous nos pieds, ça miroite partout ! Je me demande
comment le chef de file pouvait reconnaître le miroitement favorable du
miroitement dangereux.
Enfin, nous atteignons la petite anse boueuse proche de la
pointe d'Yves. Il ne s'agit plus que de découvrir une touffe de roseaux ou de
joncs qui ne soit pas encore occupée. C'est là qu'il faut se blottir et
s'accroupir ... en des poses tout ce qu'il y a de plus inconfortable.
C'est là qu'on attend.
Après une longue station recroquevillée, on est tout
ankylosé. C'est dire qu'on est en de très mauvaises dispositions pour les
prestes acrobaties que nécessite un tir rapide. Il faut, en effet, tourner le
dos à la côte, pour surveiller l'arrivée des canards ... mais, comme on ne
doit jamais les tirer venant à soi, il faut faire volte-face immédiate ...
La manœuvre n'est pas toujours facile.
Il fait toujours une obscurité parfaite. On attend ...
on ne voit rien. Mais on entend des ailes qui passent !
A quelque vingt mètres de moi, d'une touffe de roseaux — que
je ne savais pas habitée — partent deux coups de feu. « Un malin ! me
dis-je. Il voit ce que je ne vois pas ! »
Eh bien ! pas du tout. Après la volée, j'apprends que
mon voisin était le roi des mazettes. Il tirait et retirait sans voir ...
et sans tuer !
En somme, le grand moment de la passée a lieu lorsqu'il fait
encore très noir. On ne perçoit que le bruit des vols ... Des sarcelles
ultra rapides vous passent à vous frôler la tête.
Le temps est incontestablement épatant. Mais, dès que le
jour se lève, les oiseaux s'élèvent aussi plus haut ... et, malgré d'innombrables
coups de feu, partis de tous les points de la côte, les canards arrêtés dans
leur vol sont peu nombreux. Personnellement, j'ai au tableau un colvert !
Je ne dirai que quelques mots d'une tentative
particulièrement décevante à Brouage. Mais Brouage vaut le voyage, au point de
vue touristique. C'est un tout petit bourg, littéralement enfoui entre la
ceinture de ses remparts. Brouage fut un port important au moyen âge ;
Colbert songea même à en faire un port militaire ... et maintenant la mer
a délaissé bien loin d'elle ce vieux port, qui n'est plus entouré que d'anciens
marais salants et de verts pâturages.
Ce jour-là, on m'avait, annoncé un grand passage. Je m'étais
muni de mon fusil à répétition ... car cinq coups précipités dans un nuage
d'oiseaux, cela doit tomber comme grêle ! Au premier coup de feu, mon arme
s'est enrayée ... En réalité, l'air salin ne réussit ni au nickel des
bicyclettes, ni au bronze, ni au mécanisme interne des armes ... si le
tout n'est pas copieusement enduit de graisse.
Et j'en arrive à une nouvelle expédition, encore à Brouage,
car c'était pour nous un secteur renommé et pas trop loin. Expédition de
printemps, cette fois-ci. De jeunes enragés de tout ce qui est chasse me décident
à les accompagner à Brouage, à l'occasion de la grande marée. Prudemment, je
n'emmène pas mon browning prendre l'air de la mer.
Trépidants d'impatience, dans l'auto trépidante, mes jeunes
chasseurs sont à midi précis devant ma porte. Nous avons tout le temps
d'arriver. Mais c'est plus fort que lui, notre conducteur appuie toujours à
fond sur le champignon. Nous sommes donc très en avance sur l'horaire. Nous en
profitons pour faire halte à Marennes et y cueillir quelques huîtres. Excellent
moment pour la pêche, à marée basse : les viviers sont à sec ... et
les ostréiculteurs ramassent les huîtres à pleines fourches. Notre provision
faite, nous prenons la route de Brouage.
C'est merveilleux. C'est affolant. Partout, partout, sur les
rebords des fossés, sur les fonds des anciens marais salants, il y a des nuées
d'oiseaux qui courent à la recherche de leur pâture : échassiers de toutes
sortes, petits bécasseaux et jabots noirs qui plastronnent. Ils savent bien
qu'en période de clôture ils sont dans la zone interdite. Nous nous arrêtons
pour les contempler ... ils ne s'effrayent pas de notre présence.
Ah ! qu'est-ce que nous allons voir à la marée montante !
Et mes jeunes chasseurs me « chinent » un peu sur
le stock réduit de mes munitions. « Vous verrez que vous n'en aurez pas
assez », me disent-ils.
Et, ma foi, avec mes douze cartouches, je me demande ...
ce que je vais devenir avec une telle affluence de gibier.
Plus loin, encore la même multitude d'oiseaux qui trottinent !
Nous arrivons à notre point terminus : Plaisance, une
ferme isolée en plein marais, une « cabane » comme on dit dans le
pays.
Nous allons à la plage, à la recherche d'un trou, un petit
trou pas cher, c'est le cas de le dire, car il est gratuit pour le premier
occupant. Le tout est d'en trouver un disponible et bien placé.
Cette cachette très rudimentaire a été creusée à la pelle,
avec un semblant de parapet du côté de la mer. Sans être très confortable,
c'est infiniment mieux que la touffe de joncs ou de roseaux. Et puis il y a le
soleil ... il y a du printemps partout : dans les vocalises des
alouettes des champs et dans la douce chanson de la mer. La mer est encore loin ...
Ça ne vole pas beaucoup : quelques canards isolés perdus en plein ciel,
hors de portée ; quelques bécasseaux qui rasent les vagues qui viennent se
briser sur la grève ...
Maintenant la mer se rapproche ... et toujours pas de
nuages d'oiseaux à l'horizon ... Tous les trous sont silencieux. Ah !
mais voilà mon voisin de droite qui fait feu ! et refeu. Ça y est. Il a
abattu un jabot noir ... qui volette jusqu'à la mer. Mon voisin de droite
ne fait ni une ni deux, il se met en costume très léger et fonce dans l'onde,
où finalement, d'un geste triomphal, il se saisit du jabot noir.
Et voilà que la mer redescend déjà ! Le disque rouge du
soleil plonge doucement dans les flots ... avec les adieux lumineux et
féeriques de toutes les teintes qui inondent le ciel et les eaux ... Le
phare de la Coubre projette des gerbes, lumineuses ... Nous n'avons plus
qu'à prendre le chemin du retour vers l'intérieur des terres.
Sans nos huîtres de Marennes, nous serions revenus
bredouilles.
Paul DAUBIGNÉ.
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