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Mésaventure de prophètes

On pourrait croire que, lorsqu'une invention vient bouleverser nos connaissances acquises et réalise un indiscutable progrès, elle est accueillie d'emblée par l'admiration du public et l'approbation des professionnels. Il n'en est rien cependant, et l'on trouverait facilement de nombreuses preuves du contraire. Nous n'en citerons qu'une aujourd'hui parce qu'elle est réellement typique et que, toute proche encore de nous, elle a parcouru, depuis sa découverte, un immense chemin.

Être privés du téléphone nous cause, à l'époque actuelle, une gêne sensible. Son apparition, à titre d'expérience théorique, ne date cependant que de soixante-quinze ans. Et l'opinion qu'en eurent la plupart des savants fut loin d'être enthousiaste, comme on va voir.

L'un des partisans et des propagateurs les plus zélés et les plus convaincus de l'appareil imaginé par Graham Bell, en 1877, fut le physicien du Moncel, membre de l'Académie, des sciences. Et pourtant ...

Et pourtant, dès 1854, il avait reçu la visite de M. Ch. Bourseulle, inspecteur des lignes télégraphiques à Auch, qui, avouera-t-il plus tard, avait eu l'idée de composer un système grâce auquel, au moyen d'une pile, d'un fil et de deux lames vibrantes, le son pourrait se propager sans l'intermédiaire de l'air.

En même temps, la famille de Bourseulle était allée trouver l'académicien et l'avait prié de vouloir bien détourner son parent de son projet chimérique, qui lui faisait dépenser beaucoup d'argent sans résultat. Du Moncel avait d'autant plus volontiers satisfait à cette demande qu'il ne croyait ni à la réalité, ni à la possibilité de l'invention.

Quand il a cependant un vrai téléphone, qui fonctionne, entre les mains, il a la bonne foi de regretter son scepticisme et est le premier à vanter et à décrire la découverte devant la docte assemblée.

Il essaie sous ses yeux l'instrument. En général, on admire ou, du moins, on fait preuve d'intérêt et de curiosité. Mais la confiance n'est pas unanime !

Il se trouve dans l'assistance un docteur, Jean-Baptiste Bouillaud, savant physiologiste, spécialiste des maladies de cœur. Il a assisté à l'expérience, comme les autres. Mais, tandis qu'elle se prolonge et qu'on recommence les essais, il déclare qu'en voilà assez et qu'une académie n'est pas faite pour s'amuser à des farces. Ce téléphone n'est qu'une farce. Lui, Bouillaud, n'est pas dupe. Il l'est si peu qu'il se refuse à toute discussion.

Il se maintiendra dans son attitude intransigeante, n'acceptera jamais les démonstrations qu'on renouvelle devant lui, finira par déclarer qu'on entend bien des bruits là dedans, mais qu'ils ne signifient rien, et qu'en tout cas l'électricité n'est pour rien dans l'affaire. Qu'on le laisse tranquille avec cette plaisanterie !

Hélas ! quelque temps plus tard, les mauvais plaisants devaient revenir à la charge, et de quelle insolente manière ! ... Ici, il faut décrire la scène dans ses détails.

Nous sommes au 11 mars 1878. Ce jour-là, l'Académie est au grand complet. Et c'est encore ce facétieux Du Moncel qui a la parole.

Il apporte un instrument bizarre, une boîte avec des rouages, des cylindres, une sorte de sac métallique et un pavillon de porte-voix. Il fait tourner une manivelle, un cylindre pivote et, à l'extrême étonnement des auditeurs, une voix, nasillarde et chevrotante, avec un fort accent américain, sort du tube acoustique et déclare :

« Le phonographe présente ses compliments à l'Académie des sciences ... »

Les comptes rendus du temps nous rapportent que « le succès est extrêmement vif ». Nous le croyons sans peine. La savante compagnie éclate en applaudissements. On réclame de nouveaux essais. Le délégué américain, qui se trouve là, et qui représente un illustre inconnu, nommé Edisson (sic), prononce et fait répéter par l'appareil cette phrase clownesque : « Mossieu phon'graphe, parlez-vô français ? — Oui, mossieu ! ... » C'est du délire ! Et Du Moncel, à son tour, dit et fait dire : « L'Académie remercie M. Edison de son intéressante communication. »

Cependant, au milieu de l'empressement général, quelqu'un est demeuré immobile et muet. Ce silence, peut-être le garde-t-il par déférence pour l'étranger, ou bien parce que les mots l'étouffent ... Il ne le rompra que plus tard.

Alors, il s'attaque directement à Du Moncel, lui reproche ses indignes espiègleries, ou sinon sa crédulité de pauvre d'esprit. Le physicien essaie vainement de discuter. A bout d'arguments, il invite Bouillaud à venir, chez lui, examiner l'appareil, le démonter, le remonter, le faire fonctionner, sans « complices » ... Résolu à en finir avec cette comédie absurde, l'incrédule docteur accepte le rendez-vous.

C'est seulement le 30 septembre 1878 que l'irréductible académicien va donner son opinion définitive sur la « machine parlante », dans une communication dont il exige qu'elle soit publiée in extenso dans les comptes rendus, et qui le fut, en effet, pour l'édification de la postérité.

On peut la résumer ainsi :

« J'ai étudié avec soin la « machine » de M. Du Moncel. Nous avons fait ensemble une série d'expériences, qui me permettent aujourd'hui d'exprimer ma certitude : dans toutes les expériences de téléphone et de phonographe, l'électricité ne joue aucun rôle. Il ne s'agit de rien d'autre que de ventriloquie ! »

Cette déclaration est accueillie avec stupeur. Bouillaud croit nécessaire d'ajouter :

« Je n'accuse pas M. Du Moncel de s'être moqué de moi. Mais je le considère comme dupe d'un farceur, ainsi que tous les autres académiciens. »

Et il conclut par cette tirade sublime :

« Il ne peut y avoir émission de sons articulés si l'appareil phonateur n'est pas construit comme les organes phonateurs de l'homme ... Je n'admettrai jamais qu'un vil métal puisse remplacer le noble appareil vocal dont nous faisons usage ! »

Un mois plus tard, à bout d'arguments, mais combattant toujours, niant toujours, Bouillaud en était réduit à affirmer que le phonographe « ne compose pas de phrases dans sa pensée » ! Ce fut sa dernière résistance. Il devait s'éteindre peu d'années plus tard, dans un état de parfaite lucidité, diagnostiquant avec une précision sereine la marche du mal qui l'emportait, bien mieux renseigné sur le mécanisme de sa propre machine que sur celui de l'instrument goguenard !

Nous le répétons, tous les contemporains du vieux physiologiste ne partageaient pas son opinion. Mais ceux-là mêmes qui, par tempérament et par profession, se montraient les apôtres les plus ardents du progrès des sciences restèrent souvent aussi méfiants et sceptiques que lui. Nous n'en prendrons pour preuve que ce petit commentaire, écrit en 1880 et dû à la plume du savant Louis Figuier, dont toute la vie fut consacrée à répandre avec foi la vérité scientifique dans le grand public :

« Nous avons vu que les applications du téléphone sont d'une importance hors ligne. En est-il de même du phonographe ? Cet appareil pourra-t-il trouver des applications utiles dans la science et l'industrie ?

» Quand le phonographe fit son apparition en 1878, on exagéra beaucoup son importance. On disait que le phonographe reproduirait à volonté, avec ses intonations, avec son accent, la parole même d'un orateur ; que l'on pourrait désormais, au coin du feu, dans son fauteuil, entendre à loisir et faire répéter tant qu'on le voudrait le discours d'un orateur ; qu'on se ferait faire mécaniquement la lecture d'un roman ; qu'on entendrait à volonté tout un opéra, le chant d'un acteur célèbre, la voix d'une cantatrice en renom, etc. Rien de tout cela ne peut se réaliser. Le phonographe ne reproduit pas même exactement le timbre ni les intonations de la voix. Tout au plus pourrait-il être un bon sténographe : mais il faudrait un cylindre énorme, une feuille d'étain immense, et tout cela est impossible.

» En conséquence, gardons le phonographe pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour un appareil de simple curiosité scientifique, curiosité de premier ordre, il est vrai ; mais ne lui demandons pas de réaliser tout ce qu'on a pu lui attribuer dans un accès d'enthousiasme, au moment de son apparition ... »

Que celui qui n'a jamais commis une erreur de jugement jette à Bouillaud et à Figuier la première pierre. Et que leurs erreurs nous donnent une leçon de prudence et de modestie, quand nous essayons à notre tour de prophétiser sur les découvertes de l'avenir !

L. MARCELLIN.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 444