Les automates à forme humaine ont été, pour nos ancêtres,
surtout au XVIIIe siècle, l'expression la plus haute de la mécanique. Ils ne
sont plus guère à la mode, la science ayant, depuis, bien d'autres voies pour
nous émerveiller.
De cet âge bien révolu, le dernier rejeton est un automate
d'une nature bien particulière : « le joueur d'échecs
électromagnétique » qui fut construit dans les années d'avant 1930 par
l'ingénieur espagnol Leonardo Torrés-Quevedo.
Cette très étonnante machine est revenue au premier plan de
l'actualité scientifique par sa présence au Congrès mondial des machines à
calculer électroniques qui s'est tenu au début de l'année à Paris. C'est le
fils du constructeur, M. Gonzalès Torrés-Quevedo, inspecteur, comme lui, des
ponts et chaussées espagnols, qui a présenté le fameux automate.
Mais, à ce congrès, qui était, en réalité, celui de la
mécanique électronique, le joueur d'échecs n'apportait la promesse d'aucun
progrès nouveau. Il était là, tout au contraire, en témoignage d'une époque
scientifique révolue, celle de la mécanique électromagnétique basée sur le jeu
de relais qui, selon qu'ils sont ou ne sont pas excités par un courant,
agissent ou n'agissent pas sur certaines pièces métalliques déterminant
elles-mêmes certains mouvements.
On n'ira jamais plus loin dans cette voie que Torrés-Quevedo,
et cela pour cette excellente raison que l'on n'y travaillera plus guère. Si
les mécanismes électromagnétiques représentaient en effet un énorme progrès par
rapport aux mécanismes à ressort dits d'horlogerie, s'ils offraient surtout des
possibilités bien plus vastes, ils ont été dépassés, dès avant d'arriver à leur
épanouissement, par les mécanismes électroniques. C'est ainsi qu'il faut
aujourd'hui considérer cet automate comme l'aboutissement d'une technique
pratiquement abandonnée lorsqu'il s'agit d'obtenir des machines au comportement
subtil.
Torrés-Quevedo ne s'est pas proposé, comme les automatistes
des siècles derniers, de réaliser un « androïde », c'est-à-dire un
automate à forme humaine. Plus de poupée habillée de soie, perruquée de vrais
cheveux, dans la construction de laquelle une des principales difficultés était
bien souvent de parvenir à dissimuler un mécanisme réduit au plus faible volume
possible. Ici, aucune apparence humaine, mais une machine à l'état pur. (Ce
qui, d'ailleurs, n'est peut-être pas sans paraître plus étonnant encore, les
réactions de la mécanique pouvant sembler dictées par un esprit invisible plus
que par un corps matériel.) La rupture est donc totale d'avec les automates
classiques d'un Jacques de Vaucanson ou d'un Jaquet-Droz père et fils.
Que l'on imagine une table et, sur la table, un échiquier de
métal aux cases d'acier noir ou d'acier blanc. Dans l'épaisseur de la table, un
mécanisme qui n'apparaît que si l'échiquier, formant couvercle, est soulevé, un
mécanisme à l'effroyable complexité de roues dentées, de vis sans fin, de
cames, de bobinages, de contacts électriques et de toutes sortes de pièces qui
n'ont pas de nom, car elles n'ont été conçues que pour les seuls besoins de
cette machine.
Sur l'échiquier, il n'y a que trois pièces seulement. Le roi
et une tour des blancs, pièces de l'automate. Et, pour l'adversaire humain, un
simple roi noir.
On voit aussitôt qu'il ne s'agit pas d'une véritable partie
d'échecs, mais de ce que l'on appelle « une fin de partie ». Que l'on
ne hausse pas les épaules avec dédain ! Une véritable partie d'échecs ne
peut, dans l'état actuel des techniques, être reproduite intégralement par un
mécanisme. Il fallait bien simplifier le problème ; il fallait même le
schématiser à l'extrême si on voulait que la machine puisse « jouer » ;
et le résultat obtenu est déjà extraordinaire.
Dans cette situation, le joueur qui n'a qu'un roi est perdu.
Du moins si son adversaire, qui possède un roi et une tour, joue sans faire de
faute. L'automate, qui, par définition, ne peut pas ne pas jouer le jeu, doit
donc gagner ; et, en effet, en 20 coups, ou en 30, ou en 40, il gagne
toujours. L'homme a beau manoeuvrer son roi à sa guise, l'automate lui répond
toujours par l'attaque ou la parade convenable.
Et cela sans aucun mécanisme apparent : les pièces sont
libres sur l'échiquier nu ; l'homme les prend et les pose où il veut, et
il voit le joueur invisible faire glisser ses pièces comme par une main
fantasmagorique pour l'acculer à l'irrémédiable défaite.
Comment ce miracle est-il possible ?
Chacune des cases est formée de trois plaques métalliques
isolées électriquement les unes des autres par des filets de gutta-percha. Le
roi du joueur humain possède une base métallique ; il met donc en contact
les plaques de la case où on l'a posé et envoie ainsi deux courants différents
au mécanisme, l'un entre la plaque centrale et une des plaques d'angle, l'autre
entre cette même plaque centrale et l'autre plaque d'angle. L'un de ces
courants exprime la position de la pièce en ligne horizontale, l'autre sa
position en ligne verticale. (Ou, pour parler un langage de mathématicien, les
« coordonnées de la position » sont traduites électriquement.)
L'automate est ainsi mis au courant de la position de la
pièce adverse, c'est-à-dire du roi noir : il va pouvoir répliquer en
connaissance de cause. Et il réplique aussitôt : il déplace, sous
l'échiquier, des électro-aimants qui font mouvoir, en dessus, les pièces
blanches dont la base creuse recèle en effet une bille métallique.
Si l'homme commet une faute de jeu, une inscription s'allume :
« première erreur », et l'automate ne joue pas jusqu'à ce que son
adversaire en chair et en os ait rectifié son coup. En cas de récidive : « seconde
erreur ». Mais, la troisième fois, l'automate se fâche : il ne joue
plus, ne continue pas la partie.
Lorsque le roi noir est menacé, un phonographe lance : « Jaque
al rey ! » Ce qui veut dire : échec au roi. A la fin,
lorsque la partie est gagnée, il crie de la même façon la victoire du mat.
Voici plus amusant encore : si on pousse un certain
bouton, on rend la machine « stupide » pendant un moment. M. Torrés-Quevedo
commente ainsi la situation : « Il s'agit, en somme, d'une maladie
artificielle. » A quoi un mauvais plaisant ajoute : « Ou bien un
coup de bambou ! » Alors la machine se met à jouer mal ; elle
observe, certes, toujours les règles du jeu, mais, au lieu d'attaquer, elle se
contente de se défendre. Cela dure cinq coups. Puis elle s'arrête un moment. « Elle
reprend ses esprits », dit avec humour le commentateur. Mais le mauvais
plaisant préfère dire : « Elle se gratte la tête ... »
Enfin elle se retrouve elle-même : l'effet du coup de bambou s'est effacé,
la maladie est guérie ; et la machine joue avec son mordant coutumier.
A première vue, le spectateur est déconcerté ; et même
sans doute le lecteur de ces lignes. Cependant, si on y réfléchit, on voit, au
contraire, que tous ces raffinements font apparaître les limites mêmes de
telles machines. En effet, de quoi s'agit-il au juste ? La machine
agit-elle par elle-même ? Non, bien sûr ... Elle ne fait jamais que
ce qu'a voulu l'homme.
Oui, même quand elle semble manœuvrer pour battre son
adversaire, elle ne fait en somme qu'obéir à lui. Par une diabolique astuce du
constructeur, l'homme, en jouant son roi noir, ne fait que déclencher les coups
qui le battront.
Si, après avoir joué, l’homme appuyait sur un bouton pour
que l'automate lui réponde par un coup approprié, on trouverait cela beaucoup
moins extraordinaire. Tout simplement, c'est le déplacement de la pièce de
l'homme qui déclenche le coup qui doit déterminer sa défaite ultérieure.
En somme, même dans le cas où la machine semble avoir le
plus d'initiative, elle ne peut en avoir que l'apparence tout artificielle :
derrière la machine, il y a toujours l'homme.
Pierre DE LATIL.
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