Variétés d'espèces, variétés de tir, variétés de saisons
font le marais jamais pareil à lui-même, malgré son air d'immobilité assoupie.
Et, quand, par hasard, il garde le même aspect quelques jours, l'espoir qu'il
en aura changé le lendemain lui conserve son attirance. Un rayon de soleil
entre deux nuages l'habille d'un neuf qui n'appartient qu'à lui.
Certes, le même rayon ne boude pas d'autres étendues plates ;
mais rien ne l'y reflète comme la moindre flaque d'eau à la traîne sur de la
terre marécageuse.
L'eau du ciel le recouvre et le découvre. Elle lui permet,
quand on ne voit plus l'herbe, de pousser son verrou et d'être enfin chez lui
sans visiteurs qu'il n'a pas invités.
Le tir des râles, dont nous avons parlé le mois dernier,
n'est pas le seul qui se pratique sur des oiseaux appartenant à la variété des
arrière-trains pesants. Celui des poules d'eau et des foulques est de style
identique, à cette différence près que leur volume autrement gros le rend
forcément plus aisé. Toutefois la même réserve que pour les râles s'impose à
leur endroit, lorsqu'elles se présentent en travers, déjà lancées, ou bien
emportées par le vent.
Le vent est, en effet, un immense seigneur dont les terres
n'ont pas de limites ; et, soit qu'il les évente pour donner un peu plus
de grâce aux roseaux, soit qu'il les opprime pour se distraire, tous les marais
lui appartiennent. Les corrections de pointage et les gerbes de plombs lui
doivent des aventures sans nombre — les petits grains principalement, qui
dorment par centaines de milliers sur le sol et dans l'eau, après avoir manqué
leur but. On n'ignore pas non plus qu'il déroute un coup de fusil comme pas un ;
malgré cela, on oublie souvent d'en tenir compte. On a tellement l'habitude
qu'il vous souffle sa hargne au visage qu'on n'y fait plus attention.
Il existe encore un oiseau plus facile à tirer que tous ces
coureurs de roseaux. Et, quoiqu'il ne soit pas précisément dans ses habitudes
de se laisser arrêter par les chiens, nous le citerons cependant parce que le
marais ne possède pas de fleuron plus typique. C'est le héron.
Lorsqu'il se lève à bonne portée, on a l'impression de tirer
sur un parapluie grand ouvert. Piètre prouesse, et combien inutile. A quoi bon
tuer ces oiseaux philosophes ! Pour avoir sous les yeux leur majesté
guindée par un empaillage, où la tristesse ... et les mites se donnent
rendez-vous ?
Que deviendrait le ciel si leur espèce était éteinte ?
Leurs larges ailes, qui se détachent si bien sur sa beauté, lui manqueraient
autant que leurs coups de trompette à la tombée du soir. Sons affreux que
l'ambiance rend presque musicaux et imperceptiblement désespérés ... Que
deviendrait la nuit sans la terrible voix du butor, qui réveille tout le côté
tragique de son obscurité ! Les hérons ne sont pas si nombreux :
laissons-les donc en paix à la mélancolie de leurs aguets ...
Dans l'ordre hiérarchique des difficultés du tir, les
canards viennent après les râles. Non pas qu'ils aient la moindre ressemblance,
mais parce que les canards offrent une cible autrement large et longue depuis
leur bout de queue jusqu'à leur bec. Leur départ n'a rien de bien émotionnant,
tant leur silhouette et leurs cris sont familiers à tous. Aussi, lorsqu'ils
s'enlèvent à portée favorable, les tireurs les plus ternes n'ont pas trop à se
plaindre de la cible qu'ils présentent à leurs moyens limités.
Nous parlons, bien entendu, des canards qui sont des
canards, et non pas des halbrans mal volants. Dans la chasse de ces derniers,
le sentiment règne toujours d'un abus que traverse un vague relent
d'assassinat. Les canards d'arrière-saison disposent de ressorts beaucoup plus
raides. Ils tracent vivement leur ligne de montée, qui, tout en étant facile à
suivre, possède tout ce qu'il faut pour inciter à tirer bas. Mais ceux-là se
laissent rarement arrêter par les chiens : ils partent généralement de
loin, et leur tir, au fond si simple, s'englue dans les complications
classiques que lui cause la distance. Dans ces conditions, lorsqu'ils partent
droit devant le chasseur, la correction de pointage exigée par l'oiseau qui
monte se compose, si l'on ose dire, de deux étages : celui de la
correction en hauteur proprement dite et, au-dessus, l'étage d'où partent les
rectifications de la trajectoire. Elles sont aisées d'exécution puisqu'elles
n'en font qu'une pour ainsi dire ; mais le principal consiste à ne pas
oublier cette particularité. En revanche, le calcul de l'avance totale que
représentent ces deux corrections jumelées s'opère, quoique dirigées dans le
même sens, avec moins de facilité. On la mesure, en général, trop chichement,
et la moitié du temps on n'y pense même pas.
Malgré la surface offerte à la gerbe par un canard aux ailes
ouvertes, son tir n'est pas immanquable, parce que l'avantage donné par un but
de cette dimension devient à peu près nul quand il est nécessaire de le couvrir
complètement.
Cependant les canards qu'on lève en chassant devant soi ne
partent pas toujours en vous tournant le dos. En travers, la même histoire,
aggravée, recommence dans un sens différent. De près, lorsqu'on tire vite,
l'avance à prendre n'est pas considérable, mais elle se double d'une correction
en hauteur qu'il ne faut pas négliger, à moins — et c'est l'occasion ou jamais
— d'avoir recours au très rapide tir en plein pratiqué dans les règles. De
loin, comme il ne faut pas lésiner sur l'avance, il est bon d'agir selon la
méthode qui s'accorde le mieux avec les moyens dont vous laisse disposer la
multiplication des mètres s'interposant entre le fusil et son objectif.
Pourtant, en théorie tout au moins, le tir du canard en
travers devrait, par la dimension de son cou si vulnérable et si imprudemment
allongé, se montrer le plus productif.
Loin de là, ce cou si tentateur lui sert souvent de
protecteur et lui rend le même service que celui dont le faisan est redevable
aux plumes de sa queue. Le dispositif de sauvegarde de l'un est à l'avant, et
celui de l'autre à l'arrière ; mais le trompe-l'œil du but étiré reste le
même. On tire derrière le faisan parce que, machinalement, on considère sa
queue comme une partie vitale ; et l'on en fait autant pour le canard
parce que son cou paraît être un providentiel jalon de correction en avant.
Grâce à quoi on le prend en tête, ce qui aboutit à l'atteindre en pleine masse,
au lieu de le précéder largement afin de le frapper au cou. Cette seconde
conception est la plus judicieuse, et les résultats s'en ressentent.
Mais tout cela n'est rien ! Le tir du canard tel que
nous venons de le voir n'est que le pain blanc du chasseur, sous la forme d'un
gros oiseau montant à découvert pour gagner sa ligne de route. Lorsqu'il est
manqué du premier coup, ce n'est plus un palmipède qui joue des ailes, c'est
une fusée qui pique à la verticale avec une brusquerie sans pareille. Il
démasque d'un seul coup sa marque originale dont aucun contrefacteur n'a jamais
pu s'emparer. On dirait qu'il prend la ligne droite pour implorer la protection
d'en haut ! ...
Pour le rejoindre, il n'est que de passer par-dessus lui à
plus vive allure que la sienne et de tirer en aveugle en s'en remettant à son
intuition. Néanmoins, ceux qui, dans un cas d'initiative comme celui-là,
possèdent la faculté de recourir au calcul sont libres d'en faire usage si leur
réussite en dépend.
Le tir, dont l'exécution incombe le plus souvent au canon
gauche, est d'autant plus malaisé qu'à sa difficulté de pointage viennent s'en
ajouter deux autres : l'emploi de la seconde détente et celui du choke.
L'index, pour la majorité des chasseurs, se trouve, en
effet, plus à son aise sur la première détente, pour tirer très vite, que sur
la seconde, dont la forme et le rapprochement ne sont pas les mêmes que ceux de
la première. Il en résulte pour beaucoup un désavantage très net.
D'ailleurs, les chasseurs qui préfèrent tirer la seconde
détente d'abord ne sont pas plus favorisés, car, s'ils sont avisés, ils auront
fait intervertir la correspondance de leurs détentes — c'est-à-dire que la
seconde actionnera le premier canon, et la première le second. Par conséquent,
c'est à la première détente qu'ils devront avoir recours en ce cas-là.
Quant au choke, chacun sait qu'il exige un centrage exact.
Or, dans une occasion comme celle qui nous occupe, cette condition n'est pas à
la portée de tous.
Raymond DUEZ.
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